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Les Maîtres Sonneurs

tiers ? lui dis-je, un peu ébranlé de sa critique. Voyons, je ne parle pas de ton pays bourbonnais, que je ne connais point, mais de toi, muletier, que je vois là devant moi, buvant rude, mettant les coudes sur la table, n’étant pas fâché de trouver quelque part du feu pour ta pipe et un chrétien pour causer ? Es-tu donc fait autrement que les autres hommes ? Et quand tu auras mené cette dure vie que tu vantes une vingtaine d’années, l’argent que tu auras ménagé à te priver de tout, ne le dépenseras-tu pas à te procurer une femme, une maison, une table, un bon lit, du bon vin et du repos ?

— Voilà bien des questions à la fois, Tiennet, répondit mon hôte. Pour un Berrichon, ça n’est pas mal raisonné. Je vas tâcher d’y répondre. Tu me vois boire et causer, parce que j’aime le vin et que je suis un homme. La table et la société me plaisent même beaucoup plus qu’à toi, par la raison que je n’en ai pas besoin et n’en fais pas mon habitude. Toujours sur pied, mangeant sur le pouce, buvant aux fontaines que je rencontre, et dormant sous la feuillée du premier chêne venu, quand, par hasard, je trouve bonne table et bon vin à discrétion, c’est fête pour moi, ce n’est plus nécessité. Vivant souvent seul des semaines entières, la société d’un ami m’est tout un dimanche, et dans une heure de causette, je lui en dis plus que dans une journée de cabaret. Je jouis donc de tout, plus-que vous autres, parce que je ne fais abus de rien. Si une gentille fillette ou une femme déterminée me vient trouver dans mon hallier, c’est pour me dire qu’elle m’aime ou qu’elle me veut. Elle sait bien que je n’ai pas le temps d’aller me planter auprès d’elle comme un nigaud pour attendre son heure, et j’avoue qu’en fait d’amour, j’aime ce qui se trouve, plutôt que ce qu’il faut chercher et attendre. Quant à l’avenir, Tiennet, je ne sais pas si j’aurai jamais une maison et une famille : si cela m’arrive, j’en serai plus reconnaissant que toi au