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Sixième veillée

les meubles qui étaient dans la maison. Voilà de bons gros lits ventrus, où vous dormez dans la plume jusque par-dessus les yeux. Vous êtes gens de bêche et de pioche, et faiseurs de grandes tâches qui se voient au soleil ; mais il vous faut ensuite la couette de fin duvet pour vous reposer. Nous autres, gens des forêts, nous serions malades s’il fallait nous ensevelir vivants dans des draps et des couvertures. Une hutte de branchage, un lit de fougère, voilà notre mobilier, et même ceux de nous qui voyagent sans cesse et qui ne se soucient pas de payer dans les auberges, ne supportent pas le toit d’une maison sur leurs têtes ; au cœur des hivers, ils dorment à la franche étoile sur la bâtine de leurs mulets, et la neige leur sert de linge blanc. — Voilà des dressoirs, des tables, des chaises, de la belle vaisselle, des tasses de grès, du bon vin, une crémaillère, des pots à soupe, que sais-je ? Il vous faut tout cela pour être contents ; vous mettez à chaque repas une bonne heure pour vous lester ; vous mâchonnez comme des bœufs qui ruminent : aussi, quand il vous faut remettre sur vos jambes et retourner à l’ouvrage, vous avez un crève-cœur qui revient tous les jours deux ou trois fois. Vous êtes lourds et pas plus gaillards d’esprits que vos bêtes de trait. Le dimanche, accoudés sur des tables, mangeant plus que votre faim et buvant plus que votre soif, croyant vous divertir et vous réconforter en vous indigérant, soupirant pour des filles qui s’ennuient avec vous sans savoir pourquoi ; dansant vos bourrées traînantes dans des chambres ou dans des granges où l’on étouffe, vous faites, d’un jour de liesse et de repos, une pesanteur de plus sur vos estomacs et sur vos esprits ; et la semaine entière vous en paraît plus triste, plus longue et plus dure. Oui, Tiennet, voilà la vie que vous menez. Pour trop chérir vos aises, vous vous faites trop de besoins, et pour trop bien vivre, vous ne vivez pas.

— Et comment donc vivez-vous, vous autres mule-