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de propriétaire,… oh ! mais soignée ! On ne me fait pas grâce d’un radis. Et puis on dîne à cinq heures ; de vrais provinciaux. Je n’avais pas faim, mais je me console à l’idée que j’aurai à contempler de frais visages et à prendre part à un gentil caquetage de jeunes filles. La mère paraît : un phoque ! Ça ne fait rien, c’est de son âge ; la fille aînée paraît : une langouste ! Passe encore, la cadette sera mieux. Elle paraît : une pieuvre ! La peur me prend ; je me demande pourquoi j’ai quitté le délicieux automne de la petite baronne pour venir contempler ces effroyables petits printemps. J’ai envie de me sauver, mais on sert la soupe, pas moyen. Je mange en tenant mes yeux sur mon assiette. C’était vendredi, on fait maigre. Le poisson n’est pas frais, le beurre est rance. Je n’ai pas faim, ça m’est égal ; mais, comme je ne peux pas lever les yeux sans qu’ils rencontrent un monstre, je tombe dans un état de stupeur, et je sens que je me pétrifie. Trois Gorgones à la fois pour un simple mortel, c’est trop de deux. Au sortir de table, je suis les jeunes gens, comptant fumer au jardin. Point ! on ne fume pas même dans le parc. Il faut sortir de la propriété et faire une lieue dans les terres labourées, tant ces dames ont horreur du cigare. Quand nous rentrons au salon, elles ne nous dissimulent pas que nous infectons. Le phoque, la langouste et la poulpe font des haut-le-corps épouvantables. Je m’effraye à en devenir bleu. Le maître de la