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« Étonné de voir cette musette toute reluisante d’argent, qui venait à lui sans qu’aucune personne la fit aller, il s’arrêta et eut peur. La musette passa à côté de lui, comme si elle ne le voyait pas, et continua de sonner d’une si belle manière que jamais Julien n’avait rien entendu de pareil, et qu’il se sentit, du coup, tout affolé de jalousie.

« Voilà donc qu’au lieu de passer, comme un homme raisonnable, il se retourne et suit cette cornemuse pour l’écouter et pour tâcher de retenir l’air qu’elle disait et qu’il était dépité de ne pas savoir.

« Il la suivit d’abord d’un peu loin, et puis d’un peu plus près, et puis, enfin, il s’enhardit jusqu’à sauter dessus et la vouloir prendre ; car de voir un si beau et si bon instrument sans maître, il y avait de quoi tenter un homme qui faisait son métier de musiquer.

« Mais la cornemuse monta en l’air et continua de jouer, sans qu’il pût l’aveindre, et il s’en retourna chez lui en grand souci et même en grand chagrin. Et quand on lui demanda, les jours d’après, pourquoi il paraissait en peine et malade, il répondait : L’air de la nuit sonne mieux que moi ; ce n’était pas la peine d’apprendre !

« On ne sut point ce qu’il voulait dire, mais on l’entendit étudier une musique nouvelle qui ne ressemblait en rien à celle des autres ni à celle qu’il avait jouée jusque-là ; et, la nuit, il s’en allait tout seul, emmy la brande, et revenait au petit jour, bien fatigué, mais jouant de mieux en mieux un air qui paraissait très étrange et que personne ne pouvait comprendre.

« Ceci fut rapporté au curé, qui le fit venir et lui dit : Julien, je sais que le diable est enragé de poursuivre et de tenter les gens de ton état ; on me dit que tu vas seul, la nuit, dans des endroits où tu n’as pas besoin, et que tu parais tourmenté. Fais attention à toi, Julien ; si tu commences mal, tu finiras mal !

« Julien donna des marques de repentance, et promit de se tenir en paix. — Tu feras bien, lui dit le curé. Contente-toi de ce que tu sais, et ne vise point à la science qui mène les loups aux champs.

« C’était un samedi. Le lendemain était grande fête, il y avait grand’messe carillonnée, et Julien promit de jouer comme il avait coutume.

« Cependant, le matin, le sacristain vint dire au curé qu’il avait rencontré Julien dans la brande, jouant d’une manière qui n’était pas chrétienne, et menant derrière lui plus de trois cents loups qui s’étaient sauvés à son approche.

« Le curé fit encore venir Julien et le questionna. Julien leva les épaules en disant que le sacristain avait bu.

« Et comme, de vrai, le sacristain était porté sur la boisson, son dire ne donna pas grand’crainte à M. le curé, qui commença de dire et chanter la messe.

« Quand ce fut à l’élévation, Julien commença aussi de jouer sa chanson d’église ; mais, encore qu’il eût peut-être bonne intention de la dire comme il faut, il ne put jamais tomber dans l’air, et ce qu’il joua ne fut autre que la propre chanson du diable que le vent lui avait apprise.

« La chose dérangea M. le curé, qui, par trois fois, avant de consacrer l’hostie, s’agita et frappa du pied pour faire taire cette mauvaise complainte ; mais enfin, songeant que Dieu se ferait bien respecter lui-même, il éleva l’hostie et dit les paroles de la consécration.