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de la Croix-Blanche, le père Soupison, surnommé D’monnet, s’en allant tout seul, à grands pas, et suivi de plus de trente loups. Une nuit, dans la forêt de Châteauroux, deux hommes, qui me l’ont raconté, virent passer, sous bois, une grande bande de loups. Ils en furent très effrayés et montèrent sur un arbre, d’où ils virent ces animaux s’arrêter à la porte de la hutte d’un bûcheron. Ils l’entourèrent en poussant des hurlements effroyables. Le bûcheron sortit, leur parla dans une langue inconnue, se promena au milieu d’eux, après quoi ils se dispersèrent sans lui faire aucun mal. Ceci est une histoire de paysan. Mais deux personnes riches, ayant reçu de l’éducation, gens de beaucoup de sens et d’habileté dans les affaires, vivant dans le voisinage d’une forêt où elles chassaient fort souvent, m’ont juré, sur l’honneur, avoir vu, étant ensemble, un vieux garde-forestier, de leur connaissance, s’arrêter à un carrefour écarté et faire des gestes bizarres. Ces deux personnes se cachèrent pour l’observer et virent accourir treize loups, dont un énorme alla droit au charmeur et lui fit des caresses; celui-ci siffla les autres, comme on siffle des chiens, et s’enfonça avec eux dans l’épaisseur du bois. Les deux témoins de cette scène étrange n’osèrent l’y suivre et se retirèrent aussi surpris qu’effrayés. Ceci me fut raconté si sérieusement que je déclare n’avoir pas d’opinion sur le fait. J’ai été élevé aux champs et j’ai cru si longtemps à certaines visions que je n’ai pas eues, mais que j’ai vu subir autour de moi, que, même aujourd’hui, je ne saurais trop dire où la réalité finit et où l’hallucination commence. Je sais qu’il y a des dompteurs d’animaux féroces. Y a-t-il des charmeurs d’animaux sauvages en liberté? Les deux personnes qui m’ont raconté le fait ci-dessus l’ont-elles rêvé simultanément, ou le prétendu sorcier avait-il apprivoisé treize loups pour son plaisir ? Ce que je crois fermement, c’est que les deux narrateurs avaient vu identiquement la même chose et qu’ils l’affirmaient avec sincérité. Dans le Morvan, les ménétriers sont meneux de loups. Ils ne peuvent apprendre la musique qu’en se vouant au diable, et souvent leur maître les bat et leur casse leurs instruments sur le dos, quand ils lui désobéissent. Les loups de ce pays-là sont aussi les sujets de Satan; ce ne sont pas de vrais loups. La tradition de la lycanthropie se serait mieux conservée là que dans le Berry. Il y a une cinquantaine d’années, les sonneurs de musette et de vielle étaient encore sorciers dans la vallée Noire. Ils ont perdu cette mauvaise réputation ; mais on raconte encore l’histoire d’un maître sonneur qui avait tant de talent et menait une conduite si chrétienne, que le curé de sa paroisse le faisait jouer à la grand’messe durant l’élévation. Il jouait des airs d’église, ce qui entrait bien dans l’éducation musicale des ménétriers de ce temps-là, mais ce qui leur était rarement permis par les curés, à cause de leurs pratiques secrètes, qui n’étaient pas, disait-on, les plus catholiques du monde. Le grand Julien, de Saint-Août, avait donc ce privilège d’exception, et « quand il sonnait à la messe, c’était merveille de l’ouïr, et la paroisse se faisait honneur de lui. « Une nuit, comme il revenait de jouer, trois jours durant, à une noce de campagne, il rencontra, dans la brande, une musette qui jouait toute seule ; d’autres disent que c’était le vent qui en jouait.