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Georgeon était à moitié invisible, en ce sens qu’il n’apparaissait que dans les nuits sans lune ou à travers d’épais brouillards. On voyait alors une forme humaine plus grande que nature ; mais l’habit, les traits, les détails de cette forme restaient toujours insaisissables, ou tellement vagues qu’il était impossible d’en conserver la mémoire aussi bien que de le reconnaître, même à la voix, quand on avait plusieurs entrevues avec lui. Il fallait chaque fois l’appeler par son nom, et lui dire : « Est-ce toi avec qui j’ai parlé telle nuit et en tel lieu ? » S’il ne répondait pas c’est moi, il fallait se défier et ne rien lui raconter de ce qui s’était passé dans les précédents entretiens avec le diable, soit que Georgeon cachât son identité pour éprouver la discrétion et la prudence de son adepte, soit que le paysan pousse la prudence jusqu’à se méfier du diable, même après s’être donné à lui.

Il est certain, tout au moins, que le paysan a la prétention d’être aussi rusé que Satan et qu’en tout pays ses légendes merveilleuses sont pleines de malices attribuées à de bons gars qui ont su berner le démon et le prendre dans ses propres pièges. Parmi les plus jolies, il faut citer celle du fé amoureux que rapporte l’auteur de la Normandie merveilleuse et qui a toute la grâce du langage rustique. Le s’était épris d’une belle femme de campagne ; chaque soir, pendant qu’elle filait auprès de son feu, il venait s’asseoir sur un escabeau, à l’autre coin de la cheminée. La femme s’étant aperçue de sa présence et de ses regards de convoitise, avertit son mari, qui prit ses vêtements, sa place et sa quenouille, et faisant mine de filer, attendit le lutin. Celui-ci arrive, regarde de travers l’étrange filandière et lui dit : « Où donc est la belle, belle, d’hier au soir, qui file, file, et atourole toujours, car toi, tu tournes, tournes, et tu n’atouroles pas ? » Le mari ne répond rien et attend que le se soit assis sur l’escabeau d’où il avait coutume de dévorer des yeux la femme du logis, et où l’on avait traîtreusement placé la galetière[1] rougie au feu. Le s’assied, en effet, brûle outrageusement sa queue et fait un grand cri, en disant : « Qui m’a fait cette mauvaise mauvaiseté ? Est-ce la belle, belle, qui atourole toujours ? — Non, répond le mari ; c’est moi, moi-même, qui n’atourole jamais ! » Le exaspéré s’envole par la cheminée pour appeler ses compagnons qui prenaient leurs ébats sur le toit. « Qu’as-tu donc à crier, crier ? lui disent-ils. — Je me brûle, brûle ! — Et qui t’a ainsi brûlé, brûlé ? — C’est moi, moi-même, qui n’atourole jamais. »[2]

Cette réponse parut si stupide aux autres fés, qui sont des esprits très railleurs, que le mari de la belle fileuse les entendit rire comme des fous, huer, berner et chasser le pauvre amoureux, de quoi il fut fort aise, car il avait eu bien peur d’attirer contre lui toute la bande des lutins, et jamais plus l’amoureux de sa femme n’osa se présenter derechef en sa maison.

Cette légende normande a une sorte de pendant en Berry, ou plutôt c’est la même légende, avec des variantes qui caractérisent l’esprit local.

Ici le follet, ou fadet, l’histoire ne dit pas précisément à quel type d’esprits malins il appartenait, n’avait nullement l’amour en tête. Positif comme un diable berrichon, il ne songeait qu’à faire enrager la filandière, laquelle n′atourolait pas le lin sur son fuseau, mais filait en faisant virer de

  1. Espèce de gril en tôle pour faire cuire les galettes.
  2. Le paysan bas-normand auteur de cette légende, dit l’auteur qui la rapporte, ne se doutait guère qu’il imitait Homère.