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rivière qui est très profonde de chaque côté de l’écluse ; car de courir plus vite que les géants n’avançaient, il n’y fallait point songer.

Il se rangea et se fit tout petit, n’osant souffler, couché de son long au ras de la chaussée, espérant que ces méchants blocs ne l’apercevraient point. Le premier passa ; puis vint le second qui passa aussi. Chauvat commençait à respirer. Enfin vint le troisième, qui était, de beaucoup, le plus grand et le plus lourd, et qui fit mine de passer de même que les autres. Mais la chaussée était glissante et l’homme de pierre glissa.

Par bonheur, Chauvat se ressouvint enfin de son baptême, et fit le signe de la croix en demandant l’assistance du ciel. L’homme de pierre trébucha et ne tomba point, sans quoi le pauvre pêcheur eût été écrasé comme une coquille d’œuf.

Les retournants sont, dans cette même partie du Berry, des hôtes très nombreux. Il est peu de maison qui ne soit hantée de quelque âme en peine. La Creuse, noire et rapide en certains endroits profonds, où elle coule sans obstacle, entraîne et charrie les esprits plaintifs des gens qui ont trouvé la mort dans ses flots. La nuit, on entend des cris déchirants ; ce sont les noyés qui se lamentent et demandent des prières. Ailleurs, elle écume et gronde dans les rochers ; on entend là les imprécations de ceux qui sont damnés sans rémission.

Le mot de retournant est bien l’équivalent de celui de revenant. Cependant quelques vieilles femmes vous diront que les âmes des suicidés (les noyés volontaires) sont condamnées à l’éternel travail de retourner les grosses pierres qui encombrent le lit des torrents. Au milieu d’une cascade de la Creuse, une de ces roches noires offre tellement la figure d’une barque échouée, que de loin, on s’y trompe. C’est une pierre retournée : on vous assure qu’elle est blanche en-dessous, et qu’elle a été amenée là de bien loin, par ceux qui retournent.

Ces légendes se rattachent, sans doute, au lugubre souvenir des désastres causés par les crues subites et terribles de la rivière. En 1845, une trombe de pluie gonfla si subitement les affluents torrentueux de la Creuse qui est, elle-même, en cet endroit, un torrent redoutable, que l’eau monta, dit-on, de plus de cent pieds, apportant toute une forêt récemment abattue sur ses rives. Aux approches de l’unique pont de la contrée, la forêt voyageuse s’arrêta deux heures, prise et serrée entre les deux rives à pic, et, à cette masse, vinrent se joindre d’autres masses de toits, de bateaux, de barrières et de débris de toute sorte, si bien que les enfants, qui ne doutent de rien, passaient d’une rive à l’autre, à pied sec sur cette montagne flottante, au-dessus des vagues en fureur. Tout-à-coup la montagne se précipita, emportant le pont qui l’avait retenue et balayant tout sur son passage, maisons, troupeaux, cultures et passants.

Pourtant le souvenir de ce désastre n’a pas suffi à peupler d’âmes en peine les bords et les îlots de la terrible rivière. Il s’y joint la tradition vague d’un combat de faux-saulniers contre les gens de la gabelle, au temps où les seigneurs et les bourgeois conduisaient, dans les sentiers escarpés, leurs mulets chargés de sel de contrebande. L’histoire du Berry ne dit rien de cette bataille. Les vieux paysans l’ont entendue raconter à leurs pères, qui la tenaient de leurs grands-pères. Beaucoup de gens, disent-ils, y périrent, et furent précipités des rochers dans la Creuse. C’est pourquoi l’on entend, dans les mauvaises nuits, des voix que personne ne connaît et qui crient