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En Berry, où aucune tradition historique n’est restée dans la mémoire des paysans, sinon à l’état de mythe, on est très surpris de retrouver une sorte d’histoire locale très précise de Gargantua tout à fait en dehors du poème de Rabelais, bien que dans la même couleur. À Montlevic, une petite éminence isolée dans la plaine a été formée par le pied de Gargantua. Fourvoyé dans nos terres argileuses, le géant secoua son sabot en ce lieu, et y laissa une colline.

Sur la Creuse, aux limites du Berry, on retrouve Gargantua[1] enjambant le vaste et magnifique ravin où la rivière s’engouffre, entre le clocher du Pin et celui de Ceaulmont, planté sur les bords escarpés de l’abîme. Un bac rempli de moines vint à passer entre les jambes du géant. Il crut voir filer une truite, se baissa, prit l’embarcation entre deux doigts, avala le tout, trouva les moines gros et gras, mais rejeta le bateau en se plaignant de l’arête du poisson.

Ceux qui vous racontent ces choses n’ont certes jamais lu le livre, et pas plus qu’eux leurs aïeux n’ont su son existence. Le nom de Rabelais leur est aussi inconnu que ceux de Pantagruel et de Panurge. Le frère Jean des Entomeures, ce type si populaire par sa nature et son langage, n’est pas arrivé davantage à la popularité de fait. Ces personnages sont l’œuvre du poète ; mais je croirais que Gargantua est l’œuvre du peuple et que, comme tous les grands créateurs, Rabelais a pris son bien où il l’a trouvé.

Les superstitions des villages et des chaumières de la Creuse, dans le bas Berry, admettent donc les géants, qui, par opposition, tiennent peu de place dans les chroniques du haut pays. Le haut pays est découvert et ondulé ; le bas pays, raviné et encaissé, est assis sur la roche qui sert de contre-forts aux escarpements du terrain. Ces roches micaschisteuses, de formes bizarres, prennent volontiers l’aspect de figures gigantesques ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elles paraissent risibles au pêcheur de mauvaise foi qui va, durant la nuit, lever les nasses de ses confrères. Ce n’est pas le joyeux Gargantua qui lui apparaît : ce sont les trois hommes de pierre, que, dans le jour, il appelait les rochers du moine, et qu’il voyait sans frayeur se mirer debout et immobiles sur le bord de l’eau transparente.

Une nuit, Chauvat, du moulin d’en bas, les vit remuer, descendre de leur immense piédestal et se promener sur le rivage en gesticulant ; mais quels horribles gestes, et quelle marche terrifiante ! Ils ne paraissaient avoir ni pieds ni jambes, et pourtant ils allaient plus vite que les eaux de la Creuse, et les cailloux broyés criaient sous leur poids. Il s’enfuit jusqu’à sa maison et s’y barricada de son mieux ; mais les hommes de pierre l’avaient suivi, et comme c’était un mécréant qui ne songea point à se recommander à Dieu, le plus petit de ces colosses appuya son coude sur le pignon de la maison qui s’écrasa comme une motte de beurre.

Chauvat épouvanté, se sauva dans sa grange ; mais le second des hommes de pierre y posa la main et la fendit en quatre comme si c’eût été une vieille huguenote en terre de Bazaiges.

Chauvat eut le temps de se sauver et il se réfugia sur la grande écluse qui coupe la rivière en biais d’un bord à l’autre. Là il se crut sauvé ; mais les trois hommes de pierre prirent ce chemin pour s’en retourner à leur place ordinaire sur l’autre rive, et il se vit forcé de rester là, ou de se jeter dans la

  1. En Normandie Mlle Amélie Bosquet nous apprend qu′on le retrouve à chaque pas et même sous le nom peut-être celtique de Gerguiniwa.