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m’ôter de la mémoire. J’avais une vingtaine d’années quand je fus en moisson pour la première fois à l’Aunière. Nous étions dix-huit à moissonner et nous soupions dehors devant la porte, du logis à cause de la grand’chaud. Après souper, nous nous en allions coucher à la paille, quand un de nous s’en retourne au devant de la maison, pour chercher son couteau qu’il avait perdu. Il s’en revint, toujours criant, et, étant tous sortis de la grange, tous les dix-huit, et moi comme les autres, avons vu la levrette couchée tout au long sur la table où nous avions soupé.

« Sitôt qu’elle nous vit, elle fit un saut de plus de vingt pieds en l’air et se sauva à travers champs. Et nous de la galoper et de la voir courir et sauter tout le long des buissons, où elle disparut tout d’un coup, et où personne ne trouva ni elle ni marque de son corps. Les chiens ne voulurent jamais nous suivre ni seulement flairer du côté. Ils ne firent que trembler et hurler dans la cour.

« À présent, ajoute-t-il, si vous me demandez comment la bête était faite, je vous dirai que je ne l’ai vue qu’à la brune et qu’elle m’a paru toute blanche. Vous dire que c’était une levrette, je ne saurais ; mais ça ressemblait à une levrette plus qu’à toute autre bête que j’aie jamais vue, et, pour la grandeur, ça paraissait long, long, avec des jambes fines qui sautaient comme jamais je n’aurais cru qu’une bête pût sauter.

« Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que le fermier de l’Aunière, le gros Martinet, perdit tant de bestiau, cette année-là, qu’il se mit dans l’idée de devenir médecin, afin de les guérir lui-même et de conjurer les sorts qu’on lui faisait, par d’autres sorts plus savants, et il s’en fut consulter la grand médecin qu’on appelle le sabotier du Bourg-Dieu, à plus de huit lieues d’ici.

« Quand il parla au sabotier pour la première fois, celui-ci lui dit : « Vous me venez quérir pour un bœuf malade qui s’appelle Chauvet, et vous avez, en votre étable quatre paires de bœufs dont je vas vous dire tous les noms, tous les âges, toutes les couleurs. — Qui fut bien étonné ? Ce fut Martinet, qui s’entendit raconter et nommer tout ce qu’il avait de bestiaux, encore que jamais le grand sabotier ne fut venu au pays de chez nous.

« — Allez-vous-en à votre logis, qu’il lui dit, vous trouverez le bœuf Chauvet debout et sauvé. Mais, par malheur, son camarade Racinieux, que vous avez laissé en bonne santé, sera crevé quand vous rentrerez à la maison. — Et ne pouvez-vous l’empêcher ? dit Martinet. — Non, il est trop tard. La mauvaise bête aura passé chez vous ? — C’est la vérité : ne pouvez-vous m’enseigner le moyen de purger mon bestiau de sa mauvaise air ? — Voire ! fit le sorcier ; mais il faudra que j’aille chez vous.

« Ils vinrent à cheval, tous les deux, et comme, dans ce temps-là, j’étais valet à la maison, j’entendis Martinet dire en arrivant : Vous avez donc encavé Racinieux, à ce matin ? — Par malheur, oui, notre maître, que je lui dis : comment donc que vous savez ça ? — Et Chauvet mange de bon appétit, à cette heure ? — C’était la vérité, tout comme le sabotier l’avait connaissu. Le bœuf malade était guéri ; son camarade qui, au départ du maître, ne se sentait de rien, était crevé et encavé.

« Alors Martinet voyant le grand talent du sabotier, le retint à la maison huit jours durant, et