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Je crois toujours voir les apprêts du combat. Les hommes s’armant de fourches de fer et de bâtons ; le métayer prenant, au manteau de la cheminée, et chargeant de balles bénites son long fusil à un seul canon ; sa vieille mère faisant ranger les enfants au fond de la chambre, entre les deux lits de serge jaune, et se mettant elle-même en prières avec ses brus et ses servantes, devant une image coloriée qui représentait je ne sais plus quel général de l’Empire que l’on prenait là pour un bon saint, les colporteurs de cette époque vendant n’importe quoi, comme figures de dévotion aux paysans.

Et puis, on ferma les portes et fenêtres, et on accota les battants ; et, comme les petits enfants criaient, on les gourmanda et on les menaça de les mettre dehors s’ils ne se taisaient. Il fallait écouter l’approche de la bête. Les chiens qu’on laissait dehors ne manqueraient pas de hurler et les bœufs de bremer (de mugir) dans l’étable. En fait, les chiens aboyaient et se démenaient déjà à la vue de tous ces préparatifs. Les animaux comprennent très bien les sentiments intérieurs qui agitent une famille ; les voix effrayées, les physionomies troublées, semblent leur révéler la cause du mouvement insolite qui se fait dans la maison.

Les gens de la ferme prétendaient que les animaux se rappelaient très bien, d’une année à l’autre, l’apparition des années précédentes et qu’ils avaient la révélation instinctive du mal que la bête pouvait leur faire. Aussi ne se jetaient-ils jamais sur elle et refusaient-ils de la poursuivre. De son côté, il était sans exemple qu’elle les eût mordus. Mais son souffle ou son influence les faisait périr, et jamais elle n’avait visité la métairie sans qu’il ne se déclarât, à la suite, une mortalité de bestiaux[1].

Il semblait donc que les personnes fussent à l’abri de tout danger, car la bête n’attaque pas et fuit à la moindre hostilité. Mais tout ce qui se présente avec un caractère surnaturel, ébranle l’imagination des paysans et des enfants, plus que le danger palpable. Certes, l’attaque d’une bande de loups affamés nous eût moins épouvantés que l’éventualité de la visite de ce fantôme.

Pourtant j’eus comme un regret et une déception quand, au lieu de la bête, arriva notre précepteur qui, s’inquiétant pour mon frère et moi, de la nuit et de l’orage, venait nous chercher, sans autre arme qu’un parapluie. Il se moqua beaucoup de la bête blanche et des préparatifs du combat. Il nous emmena en riant, et nous n’eûmes plus, hélas, ni peur ni espoir de voir cette fameuse bête, à laquelle nous avions cru pendant une heure.

J’ai à mon service un bon et honnête paysan, de trente-cinq ans environ, c’est-à-dire né sur le déclin de ces croyances dans le pays. Sincère, robuste et courageux, il a été laboureur dans cette métairie de l’Aunière, hantée, de temps immémorial, par tous les diables des légendes rustiques. Je lui demande s’il y a jamais vu quelque chose d’extraordinaire. Il commence par dire que non. Mais, comme il ne sait pas mentir, je vois bien qu’il craint d’être rallié et qu’il lui en coûte de répondre. J’insiste sans affectation et, peu à peu, il me raconte ce qui va suivre.

« J’ai vu, dit-il, bien des choses dont je n’ai pas été épeuré, mais que personne ne peut

  1. On verra, plus tard, une certaine analogie entre cette croyance et celle du chien de Manthulé.