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IV.

LA GRAND’BÊTE.


Les enfants du père Germain revenaient chargés de fagots qu’ils avaient dérobés. Au sortir des tailles de Champeaux, ils entendirent tous les oiseaux du bois crier à la fois, et virent une bête qui était faite comme un veau, tout comme un lièvre aussi. C’était la grand’bête.
Maurice SAND.



Sous les noms de bigorne, de chien blanc, de bêie havette, de vache au diable, de piterne, de taranne, etc., etc., un animal fabuleux se promène, de temps immémorial, dans les campagnes, et pénètre même dans les habitations, on ne sait plus dans quel dessein, tant on lui fait bonne guerre pour le repousser, dès que sa présence est signalée dans une localité.

Dans nos provinces du centre, ce que l’on raconte de la Grand’bête s’accorde particulièrement avec ce qui est dit de la Taranne dans les provinces du nord. C’est le plus souvent une chienne de la taille d’une génisse. Les enfants et les femmes, qui ont l’imagination vive, lui ont bien vu des cornes, des yeux de feu, et l’assemblage hétérogène des formes de divers animaux ; mais les gens calmes et clairvoyants ont décidé, en dernier ressort, que c’est une levrette, et tant de ces personnes sages l’ont vue, qu’il faut bien adopter cette version la plus accréditée.

De toutes les antiques superstitions, celle-ci est la moins effacée. La Grand’bête a fait sa dernière apparition dans nos environs, il n’y a pas plus de cinq ou six ans, et il n’est pas prouvé qu’elle soit décidée à ne plus reparaître.

Dans mon enfance, j’allais souvent me promener, les soirs d’été, à une métairie appartenant à ma grand’mère et située dans les terres, à une demi-lieue de chez nous. Cette métairie a été longtemps le théâtre des grands sorcelages et des apparitions les mieux conditionnées. Je n’oublierai jamais une soirée où l’orage nous avait retenus, mon frère et moi, jusqu’à la grand’nuit, c’est-à-dire entre neuf et dix heures du soir. J’avais une dizaine d’années, mon frère avait quinze ans et faisait le brave. Quant à moi, je le confesse, j’avais grand’peur : la bête avait paru la veille, disait-on, autour de la ferme, et manquablement, c’est-à-dire infailliblement, elle allait reparaître dès que le jour aurait pris fin.