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les fantômes dont on lui avait parlé dans son enfance. Alors, oubliant que sa grand’mère lui avait recommandé, s’il les rencontrait jamais, de faire comme s’il ne les voyait pas, il se mit à les saluer, en homme bien appris qu’il était. Il les salua toutes, et quand ce vint à la septième, qui était la plus grande et la plus apparente, il ne put s’empêcher de lui dire : « Demoiselle, je suis votre serviteur. »

Il n’eut pas plutôt lâché cette parole, que la grande demoiselle se trouva en croupe derrière lui, l’enlaçant de deux bras froids comme l’aube, et que la vieille grise, épouvantée, prit le galop, emportant M. de La Selle à travers le marécage.

Bien que fort surpris, le bon gentilhomme ne perdit point la tête. « Par l’âme de mon père, pensa-t-il, je n’ai jamais fait de mal, et nul esprit ne peut m’en faire. » Il soutint sa monture et la força de se dépêtrer de la boue où elle se débattait, tandis que la grand’demoiselle paraissait essayer de la retenir et de l’envaser.

M. de La Selle avait des pistolets dans ses fontes, et l’idée lui vint de s’en servir ; mais, jugeant qu’il avait affaire à un être surnaturel, et se rappelant d’ailleurs que ses parents lui avaient recommandé de ne point offenser les demoiselles de l’eau, il se contenta de dire avec douceur à celle-ci : « Vraiment, belle dame, vous devriez me laisser passer mon chemin, car je n’ai point traversé le vôtre pour vous contrarier, et si je vous ai saluée, c’est par politesse et non par dérision. Si vous souhaitez des prières ou des messes, faites connaître votre désir, et, foi de gentilhomme, vous en aurez ! »

Alors,M. de La Selle entendit au-dessus de sa tête une voix étrange qui disait : « Fais dire trois messes pour l’âme du grand Luneau, et va en paix ! »

Aussitôt la figure du fantôme s’évanouit, la grise redevint docile et M. de La Selle rentra chez lui sans obstacle.

Il pensa alors qu’il avait eu une vision ; il n’en commanda pas moins les trois messes. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’en ouvrant sa valise, il y trouva, outre l’argent qu’il avait reçu à la foire, les six cents livres tournois en écus plats, à l’effigie du feu roi.

On voulut bien dire que le grand Luneau, repentant à l’heure de la mort, avait chargé son fils Jacques de cette restitution, et que celui-ci, pour ne pas entacher la mémoire de son père, en avait chargé les demoisellesM. de La Selle ne permit jamais un mot contre la probité du défunt, et quand on parlait de ces choses sans respect en sa présence, il avait coutume de dire : « L’homme ne peut pas tout expliquer. Peut-être vaut-il mieux pour lui être sans reproche que sans croyance. »

GEORGE SAND

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