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délicatesse. On disait de lui que plutôt que de faire tort d’un fétu à un voisin, quel qu’il fût, il se laisserait prendre sa chemise sur le corps et son cheval entre les jambes.

Or, il advint qu’un soir, M. de la Selle ayant été à la foire de la Berthenoux pour vendre une paire de bœufs, revenait par la lisière du bois, escorté par son métayer, le grand Luneau, qui était un homme fin et entendu, et portant, sur la croupe maigre de sa jument grise, la somme de six cents livres en grands écus plats à l’effigie de Louis XIV. C’était le prix des bestiaux vendus.

En bon seigneur de campagne qu’il était, M. de la Selle avait dîné sous la ramée, et comme il n’aimait point à boire seul, il avait fait asseoir devant lui le grand Luneau et lui avait versé le vin de crû sans s’épargner lui-même, afin de le mettre à l’aise en lui donnant l’exemple. Si bien que le vin, la chaleur et la fatigue de la journée et, par dessus tout cela, le trot cadencé de la grise avaient endormi M. de la Selle, et qu’il arriva chez lui sans trop savoir le temps qu’il avait marché ni le chemin qu’il avait suivi. C’était l’affaire de Luneau de le conduire, et Luneau l’avait bien conduit, car ils arrivaient sains et saufs ; leurs chevaux n’avaient pas un poil mouillé. Ivre, M. de la Selle ne l’était point. De sa vie, on ne l’avait vu hors de sens. Aussi dès qu’il se fut débotté, il dit à son valet de porter sa valise dans sa chambre, puis il s’entretint fort raisonnablement avec le grand Luneau, lui donna le bonsoir et s’alla coucher sans chercher son lit. Mais le lendemain, lorsqu’il ouvrit sa valise pour y prendre son argent, il n’y trouva que de gros cailloux et, après de vaines recherches, force lui fut de constater qu’il avait été volé.

Le grand Luneau, appelé et consulté, jura sur son chrême et son baptême, qu’il avait vu l’argent bien compté dans la valise, laquelle il avait chargée et attachée lui-même sur la croupe de la jument. Il jura aussi sur sa foi et sa loi, qu’il n’avait pas quitté son maître de l’épaisseur d’un cheval, tant qu’ils avaient suivi la grand’route. Mais il confessa qu’une fois entré dans le bois, il s’était senti un peu lourd, et qu’il avait pu dormir sur sa bête environ l’espace d’un quart d’heure. Il s’était vu tout d’un coup auprès de la Gâgne-aux-Demoiselles et, depuis ce moment, il n’avait plus dormi et n’avait pas rencontré figure de chrétien.

— Allons, dit M. de La Selle, quelque voleur se sera moqué de nous. C’est ma faute encore plus que la tienne, mon pauvre Luneau, et le plus sage est de ne point se vanter. Le dommage n’est que pour moi, puisque tu ne partages point dans la vente du bétail. J’en saurai prendre mon parti, encore que la chose me gêne un peu. Cela m’apprendra à ne plus m’endormir à cheval.

Luneau voulut en vain porter ses soupçons sur quelques braconniers besoigneux de l’endroit. — Non pas, non pas, répondit le brave hobereau ; je ne veux accuser personne. Tous les gens du voisinage sont d’honnêtes gens. N’en parlons plus. J’ai ce que je mérite.

— Mais peut-être bien que vous m’en voulez un peu, notre maître…

— Pour avoir dormi ? Non, mon ami ; si je t’eusse confié la valise, je suis sûr que tu te serais tenu éveillé. Je ne m’en prends qu’à moi, et ma foi, je ne compte pas m’en punir par trop de chagrin. C’est assez d’avoir perdu l’argent, sauvons la bonne humeur et l’appétit.

— Si vous m’en croyez, pourtant, notre maître, vous feriez fouiller la Gâgne-aux-Demoiselles.

— La Gâgne-aux-Demoiselles est une fosse herbue qui a bien un demi-quart de lieue de long ; ce ne serait pas une petite affaire de remuer toute cette vase, et d’ailleurs qu’y trouverait-on ? Mon voleur n’aura pas été si sot que d’y semer mes écus !