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la dévotion s’en fut emparée comme partout ailleurs, pour y établir des pèlerinages et y poser, tout au moins, une image bénite. Loin de là ; c’était un mauvais endroit, où l’on se gardait bien de passer. Aucun sentier n’était tracé dans les ronces ; les paysans vous disaient que les fades étaient des femmes sauvages de l’ancien temps, et qu’elles faisaient manger les enfants par des louves blanches.

Pourquoi l’antique renommée des prêtresses gauloises est-elle, selon les localités, tantôt funeste, et tantôt bénigne ? On sait qu’il y a eu différents cultes successivement vainqueurs les uns des autres, avant et l’on dit même l’occupation romaine. Là où les antiques prêtresses sont restées des génies tutélaires, on peut être bien sûr que la croyance était sublime ; là où elles ne sont plus que des goules féroces, le culte a dû être sanguinaire. Les martes, que nous avons nommées à propos des fades, sont des esprits mâles et femelles. Dans les rochers où se précipite le torrent de la Porte-feuille, près de Saint-Benoît-du-Sault, elles apparaissent sous les deux formes, et, à quelque sexe qu’elles appartiennent, elles sont également redoutables. Mâles, elles sont encore occupées à relever les dolmens et menhirs épars sur les collines environnantes ; femelles, elles courent, les cheveux flottants jusqu’aux talons, les seins pendants jusqu’à terre, après les laboureurs qui refusent d’aider à leurs travaux mystérieux. Elles les frappent et les torturent jusqu’à leur faire abandonner en plein jour la charrue et l’attelage. Une cascade très pittoresque au milieu de rochers d’une forme bizarre, s’appelle l’Aire aux Martes[1]. Quand les eaux sont basses, on voit les ustensiles de pierre qui servent à leur cuisine. Leurs hommes mettent la table, c’est-à-dire la pierre du dolmen sur ses assises. Quant à elles, elles essaient follement, vains et fantasques esprits qu’elles sont, d’allumer du feu dans la cascade de Montgarnaud et d’y faire bouillir leur marmite de granit. Furieuses d’échouer sans cesse, elles font retentir les échos de cris et d’imprécations. N’est-ce pas là l’histoire figurée d’un culte renversé, qui a fait de vains efforts pour se relever ?

Dans la plaine de notre Fromental, rien n’est resté de ces traditions symboliques. Seulement quelques pierres isolées dans la région intermédiaire du calcaire au granit, sont regardées de travers par les passants attardés. Ces pierres prennent figure et font des grimaces plus ou moins menaçantes, selon que les regards curieux des profanes leur déplaisent plus ou moins. On dit qu’elles parleraient bien si elles pouvaient, et que même les sorciers fins, c’est-à-dire très savants, peuvent les forcer à dire bonsoir. Mais elles sont si têtues et si bornées qu’on n’a jamais pu leur en apprendre davantage. Quelquefois on passe auprès d’elles sans les voir ; c’est qu’en réalité, dit-on, elles n’y sont plus. Elles ont été faire un tour de promenade, et il faut vite s’éloigner le plus possible du chemin qu’elles doivent prendre pour revenir à leur place accoutumée. On ne dit pas si, comme les peulvans bretons, elles vont boire à quelque eau du voisinage. Tant il y a quelles sont aussi bêtes que méchantes, car elles se trompent quelquefois de gîte, et des gens qui les ont vues un soir couchées sur une lande aride les revoient le lendemain, à la même heure, debout dans un champ ensemencé. Elles y font du dommage et crèvent brutalement les clôtures. Mais le plus prudent est de ne pas avertir le propriétaire, car, outre qu’il lui serait bien impossible d’enlever ces masses inertes, « quand même il y mettrait douze paires de bœufs », il se pourrait bien qu’elles prissent fantaisie de l’écraser. D’ailleurs, elles sont condamnées à retourner dans leur endroit ; si elles n’ont pas assez de mémoire pour le

  1. Près d′Aigurande, une pierre-levée s′appelle la pierre à la marte. Elle est très redoutée.