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VI
AVANT-PROPOS

tieusement disséquées, jetteraient peut-être de grandes lueurs sur la nuit profonde des âges primitifs.

Mais ceci serait l’ouvrage et le voyage de toute une vie, rien que pour explorer la France. Le paysan se souvient encore des récits de son aïeule, mais le faire parler devient chaque jour plus difficile. Il sait que celui qui l’interroge ne croit plus, et il commence à sentir une sorte de fierté, à coup sûr estimable, qui se refuse à servir de jouet à la curiosité. — D’ailleurs, on ne saurait trop avertir les faiseurs de recherches, que les versions d’une même légende sont innombrables, et que chaque clocher, chaque famille, chaque chaumière a la sienne. C’est le propre de la littérature orale que cette diversité. La poésie rustique, comme la musique rustique, compte autant d’arrangeurs que d’individus.

J’aime trop le merveilleux pour être autre chose qu’un ignorant de profession. D’ailleurs, je ne dois pas oublier que j’écris le texte d’un album consacré à un choix de légendes recueillies sur place, et je m’efforcerai de rassembler, parmi mes souvenirs du jeune âge, quelques-uns des récits qui complètent la définition de certains types fantastiques communs à toute la France. C’est dans un coin du Berry, où j’ai passé ma vie, que je serai forcé de localiser mes légendes, puisque c’est là, et non ailleurs, que je les ai trouvées. Elles n’ont pas la grande poésie de chants bretons, où le génie et la foi de la vieille Gaule ont laissé des empreintes plus nettes que partout ailleurs. Chez nous, ces réminiscences sont plus vagues ou plus voilées. Le merveilleux de nos provinces centrales a plus d’analogie avec celui de la Normandie, dont une femme érudite, patiente et consciencieuse a tracé un tableau complet[1].

Cependant l’esprit gaulois a légué à toutes nos traditions rustiques de grands traits et une couleur qui se rencontrent dans toute la France, un mélange de terreur et d’ironie, une bizarrerie d’invention extraordinaire jointe à un symbolisme naïf qui atteste le besoin du vrai moral au sein de la fantaisie délirante.

Le Berry, couvert d’antiques débris des âges mystérieux, de tombelles, de dolmens, de menhirs, et de mardelles[2], semble avoir conservé dans ses légendes, des souvenirs antérieurs au culte des Druides : peut-être celui des Dieux Kabyres que nos antiquaires placent avant l’apparition des Kimris sur notre sol. Les sacrifices de victimes humaines semblent planer, comme une horrible réminiscence, dans certaines visions. Les cadavres ambulants, les fantômes mutilés, les hommes sans tête, les bras ou les jambes sans corps, peuplent nos landes et nos vieux chemins abandonnés.

  1. La Normandie romanesque et merveilleuse, par Mlle Amélie Bosquet.
  2. Voyez pour ces mystérieux vestiges l′Histoire du Berry, par M Raynal, etc.