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DU TOUR DE FRANCE.

un effort sublime, tout sentiment humain pour sauver l’humanité ? Oui, mon grand-père comprend tout cela, et admire tous ces hommes, depuis Mirabeau jusqu’à Robespierre, depuis Barnave jusqu’à Danton. Et d’ailleurs, croyez-vous que je n’aie tiré du Christianisme aucun enseignement ? Nous autres femmes, nous naissons et nous grandissons dans le catholicisme, quelle que soit la philosophie de nos pères. Eh bien ! l’Évangile a pour nous de grandes leçons d’égalité fraternelle, que les hommes ne connaissent peut-être pas ; et moi j’adore dans le Christ sa naissance obscure, ses apôtres humbles et petits, sa pauvreté et son détachement de tout orgueil humain, tout le poëme populaire et divin de sa vie couronnée par le martyre. Si je m’éloigne de l’Église, c’est que les prêtres, en se faisant les ministres du pouvoir temporel et les serviteurs du despotisme, ont trahi la pensée de leur maître et altéré l’esprit de sa doctrine. Mais moi, je me sens prête à la pratiquer à la lettre. Aucune souffrance, aucune misère, aucun travail ne me rebutera, s’il faut que je partage les douleurs du peuple. Aucun cachot, aucun supplice ne m’effraierait, s’il fallait proclamer ma foi. Tenez, Pierre, je vous jure que je n’ai jamais songé sérieusement à ma richesse et à ma liberté sans avoir des remords, à cause des pauvres qu’on oublie et des prisonniers qu’on torture. J’ai eu quelquefois des erreurs de jugement, j’ai cédé à des habitudes de luxe, j’ai prononcé des formules consacrées dans le monde par la coutume et le préjugé. Mais s’il fallait faire quelque chose de grand, s’il fallait donner ma vie en expiation de ces heures d’apathie et d’ignorance, croyez-moi, je remercierais Dieu de n’affranchir de tous ces liens misérables où mon âme languit et rougit d’elle-même. Je ne vous dis pas toutes ces choses pour me vanter auprès de vous, mais pour que vous sachiez comment mon grand-père m’a élevée, et