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LE COMPAGNON

Joséphine, qui n’avait jamais pu se défaire de cette naïveté bourgeoise qu’on appelle inconvenance dans le grand monde, laissa échapper une réflexion qui faisait faire, d’un saut, bien du chemin à la conversation.

— Mais, mon Dieu ! s’écria-t-elle, que va-t-on dire de moi dans la ville quand ce domestique aura crié dans tout le cabaret et dans tout le faubourg que je me suis enfuie sans lui ? Et que va-t-on penser au château quand on va me voir arriver seule avec vous ?

Pierre Huguenin, en pareille circonstance, eût répondu, avec un peu d’amertume, qu’on ne songerait pas seulement à s’en étonner. Moins fier et en même temps moins modeste, Amaury ne pensa qu’à éloigner les inquiétudes de la marquise.

— Je vous conduirai jusqu’à la porte du château, répondit-il, et là je me sauverai sans qu’on me voie. Vous monterez sur le siége, vous prendrez les rênes, et vous direz aux domestiques qui viendront ouvrir que Wolf s’est oublié au cabaret, que vous aviez de bonnes raisons pour ne pas vous fier à lui, et que vous avez conduit la voiture vous-même.

— Personne ne le croira. On me sait si peureuse !

— La peur peut donner du courage. Entre deux dangers on choisit le moindre. Voyez, madame, je vous dis des proverbes comme Sancho, pour vous faire rire ; mais vous ne riez pas, vous avez toujours peur.

— Vous ne comprenez pas cela, vous, monsieur Amaury ! Les femmes sont si malheureuses, si esclaves, si aisément sacrifiées dans le monde où je vis !

— Malheureuses, esclaves, vous ? Je croyais que vous étiez toutes des reines ?

— Et qui vous le faisait croire ?

— Vous êtes toutes si belles, si bien parées ! vous avez l’air toujours si animé, si heureux !