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LE COMPAGNON

main de l’ouvrier, je sens que je vous aime ; mais faites, je vous en prie, que cette amitié ne soit jamais brisée par l’orgueil de l’un de nous.

— Je vous adresse la même prière, dit Pierre en souriant.

— Mon rôle est plus difficile que le vôtre, reprit Achille. Vous êtes le peuple, c’est-à-dire l’aristocrate, le souverain, que nous autres conspirateurs du tiers-état nous venons implorer pour la cause de la justice et de la vérité. Vous nous traitez en subalternes ; vous nous questionnez avec hauteur, avec méfiance ; vous nous demandez si nous sommes des fous ou des intrigants ; vous nous faites subir mille affronts, convenez de cela ! Et quand nous ne poussons pas l’esprit de propagande jusqu’à l’humilité chrétienne, quand notre sang tressaille dans nos veines, et que nous prétendons être traités par vous comme vos égaux, vous nous dites que nous n’étions pas sincères, que nous portons au dedans de nous la haine et l’orgueil ; en un mot, que nous sommes des imposteurs et des lâches qui descendons à vous implorer pour vous exploiter. Le gouvernement a adopté ce système de calomnies pour nous déconsidérer auprès de vous, pour détacher le peuple de ses vrais, de ses seuls amis ; et vous vous jetez ainsi dans le piége absolutiste. Ce n’est ni généreux ni sage.

— Vous dites là d’excellentes vérités au point de vue où vous êtes, reprit Pierre. Mais il y a beaucoup à répondre pour nous justifier. Même en ce qui vous concerne, vous autres hommes sincères, je pourrais vous objecter que vous n’avez pas reçu du ciel la mission de nous agiter et de nous soulever, vous qui n’avez jamais réfléchi sérieusement à notre condition, et qui, tout en la plaignant, ne savez nullement le moyen de la changer. Je pourrais vous dire encore que vous contractez, dans le métier que vous