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LE COMPAGNON

laisser périr de froid, de faim et de douleur, sur la voie publique ?

Dira-t-on que ce riche a joui bien assez longtemps de la fortune, et que c’est au tour du pauvre de le remplacer au banquet de la vie ? Cette jouissance tardive effacera-t-elle chez le pauvre la trace des longues privations qu’il a subies ? pourra-t-elle acquitter envers lui la dette du passé, compenser les maux qu’il a soufferts, et réparer les désordres que le malheur a portés dans son intelligence ?

Dira-t-on que ce pauvre a bien assez supporté la souffrance, que c’est au tour du riche à lui céder la place au banquet de la vie ? De ce que le riche a joui des dons de Dieu jusqu’à ce jour, s’ensuit-il qu’il doive en être violemment arraché pour retomber dans la misère ? Ce besoin de jouissance, que l’Éternel a mis dans le cœur de l’homme comme un droit et sans doute comme un devoir, constitue-t-il un crime dont il faille le punir et que d’autres hommes aient le droit de lui faire expier ?

D’ailleurs, si le pauvre a droit au bonheur, ce riche que vous aurez fait pauvre aura le droit aussitôt de réclamer sa part de bonheur, et le droit du nouveau riche sera fondé, comme celui de son prédécesseur, sur le vouloir et sur la force. Il faudra donc étouffer la plainte et la révolte de ce pauvre nouveau par la guerre, et la seule fin possible de cette guerre sera l’extermination du riche dépossédé. Acceptez cette sauvage solution : la terre n’est encore balayée que d’une petite minorité, elle demeure encore surchargée d’une multitude de besoins individuels qu’elle ne peut satisfaire aux mêmes conditions qui lui ont été imposées jusqu’à ce jour. Ceux que le pillage aura enrichis, et ce sera encore une minorité, entendront gémir ou blasphémer à leurs portes ceux qui n’auront rien recueilli dans la conquête, et ceux-là seront encore les plus