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DU TOUR DE FRANCE.

CHAPITRE XXII.

D’abord sa rêverie fut vague et mélancolique. La dernière impression sous laquelle il était resté en quittant Achille Lefort, c’était cette découverte ou cette fable de la bâtardise illustre de mademoiselle de Villepreux. Pierre ne pouvait se défendre de repasser dans sa tête tous les romans qu’il avait lus, et il n’en trouvait aucun aussi étrange que celui qu’il avait fait dans le secret de son cœur, lui épris et presque jaloux de la fille de César. Singulière destinée pour elle, se disait-il, si elle est et si elle se sent quelque peu taillée dans le flanc du colosse, de se trouver placée entre un artisan qui ose l’admirer et un commis voyageur qui se permet de la dédaigner ! Combien son orgueil serait en souffrance, si ce qui se passe autour d’elle pouvait lui être révélé !

Et pourtant les paroles qu’il avait entendu sortir de la bouche d’Achille, au moment où son entretien avec mademoiselle de Villepreux avait été rompu, revenaient lui donner de l’inquiétude. Peut-être est-il plus fin qu’il ne semble ? se disait-il ; peut-être est-ce lui qu’elle aime en secret et contre le vœu de ses parents ? peut-être feint-il de ne pas se soucier d’elle, pour cacher son bonheur ? Et tout aussitôt Pierre trouvait mille bonnes raisons pour se persuader qu’il en était ainsi. Mais de quel droit cherchait-il à pénétrer un secret qui pouvait être sérieux et digne de respect ? « Si elle aimait, se disait-il, un homme sans naissance et sans fortune comme il déclare l’être, ne serait-ce pas une chose bien délicate et bien romanesque que ce semblant de fierté, cette réserve avec tout le monde, cet air d’indifférence pour tout ce qui n’est pas lui ? Enfin ce qui paraît étrange en elle ne deviendrait-il