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LE COMPAGNON

— Moi ! je me suis pas donné cette peine. Voyez-vous, mon cher, je n’ai pas le temps de me morfondre auprès d’une femme. La vie que je mène me force à ne jamais accorder grande attention à celles qui ne font pas quelque chose pour m’attirer. La fille de Napoléon ne vaut pas pour moi une pipe de tabac, si, au lieu de me plaire, elle cherche à m’éblouir. Il y a ici une petite personne qui me tournerait la tête si je me laissais aller. C’est la délicieuse marquise. Mais, du diable ! je serais forcé de la planter là au bout de huit jours. Il vaut mieux la laisser tranquille, n’est-ce pas ? Vous, qui êtes vertueux…

— Vous, vous êtes fat, dit Pierre d’un ton ferme, dont la franchise fit éclater de rire le commis voyageur.

Ce genre de conversation frivole n’était pas du goût de l’artisan grave et passionné. Il souhaita définitivement le bonsoir à son nouvel ami, et reprit à travers le parc le chemin du village.

Mais il lui fut impossible d’effectuer sa sortie. Le parc était clos de tous les côtés. Il n’était pas absolument difficile de passer par-dessus le mur ; mais Pierre se sentait pris d’une telle nonchalance d’esprit, qu’il lui était à peu près indifférent de passer la nuit dans le parc ou dans son lit. Il avait là, en cas d’orage (le temps menaçait), la ressource d’aller se mettre à l’abri dans l’atelier, dont il avait toujours une clef sur lui. Se sentant porté, par cette langueur inaccoutumée, à la rêverie plus qu’au sommeil, il s’enfonça dans le plus épais du bois, et continua d’errer lentement, tantôt s’asseyant sur la mousse pour céder à la lassitude de ses jambes, tantôt reprenant sa marche pour obéir à l’inquiétude de son esprit.