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LE COMPAGNON

vie du siècle, oublier le problème divin, profiter de la loi qui consacre et qui sanctifie presque le bonheur exclusif de certains hommes… Eh ! pourquoi ne pouvait-il accepter ce bonheur sans abjurer ses principes ? Ne pouvait-il donc suivre le flot de la société ? être, comme Amaury, l’homme de son temps, l’heureux parvenu, l’artiste conquérant ou le riche improvisé, sans cesser d’être homme de bien, sans abandonner la recherche de l’idéal ? Ne pouvait-il faire servir sa richesse à la découverte du problème, répandre ses bienfaits sur un certain nombre d’hommes, essayer diverses formes d’exploitation rurale avantageuses au cultivateur prolétaire, fonder des hôpitaux, des écoles ? Ces nobles rêves traversèrent sa pensée. Yseult, à coup sûr, au lieu de l’entraver, le seconderait de toute sa volonté et de toute sa vertu. Sans doute, c’étaient là les grands arguments qu’elle avait en réserve pour vaincre son désintéressement et sa fierté.

Mais Pierre, en songeant aux devoirs qu’imposerait la richesse à un homme aussi religieux que lui, s’effraya de son ignorance. Il se demanda s’il avait autre chose que de bonnes intentions, et si son éducation l’avait mis à même de développer ses principes et de les appliquer. Il chercha ce qu’il ferait de bon, de sage, et de vraiment utile, le jour où il entrerait en possession de la fortune, et il ne trouva en lui qu’incertitude et perplexité. Sa nature, toute mystique, toute tournée à la contemplation méditative, excluait cette activité pratique, cette habileté spéciale, ce savoir-faire, cette arithmétique en un mot, qui seraient nécessaires, au degré le plus éminent, à l’homme généreux, pour pratiquer le bien dans une société livrée au mal. Il sonda son intelligence sans fausse humilité, mais sans vaine complaisance, et sans permettre à la soif du bonheur de lui faire illusion. Il sentit et reconnut qu’il n’était point cet homme-là ; que le principe