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DU TOUR DE FRANCE.

çues pour lui… c’était un dé dans le cornet de ce jeu de hasard qu’on appelle la société, et Joséphine ne se sentait pas assez de foi et de courage pour en faire l’épreuve. Elle était donc très-effrayée du parti que lui suggérait hypocritement son oncle ; et au moment où il voulut faire appeler Amaury, elle le suivit dans son cabinet et le supplia de l’écouter auparavant. Elle prétendit avoir découvert une intrigue entre la Savinienne et le Corinthien, et se déclara si bien guérie de son amour qu’elle y renonçait et priait son oncle de l’aider à le rompre. Elle ne mentait qu’à demi. La découverte qu’elle avait faite de cet amour passé était ce qui dépoétisait le plus Amaury à ses yeux. Elle était humiliée d’avoir succédé à une cabaretière, et l’humble origine de son amant lui apparaissait plus intolérable depuis qu’elle l’y voyait lié par un amour dont il ne consentait pas à rougir et dont il n’était pas assez lâche pour répudier le mémoire.

Le comte reçut Joséphine à merci. Il cessa de jouer la comédie, et lui dit les choses les plus sévères, afin qu’elle n’y revînt plus, et que désormais elle prit ses amants un peu moins bas. — Ceci doit vous éclairer un peu, j’imagine, lui dit-il, et vous prouver que, si l’on doit aimer et honorer le peuple en principe, on ne doit pas trop se hâter de mettre cette sympathie en une application aussi expérimentale que vous venez de le faire à vos dépens. Le peuple est grand et beau comme masse, il est chétif et misérable comme individu ; il a besoin de passer successivement par toutes les phases de la hiérarchie sociale, pour s’épurer, se débarrasser du limon d’où il est sorti, et acquérir à grand’peine et avec grand mérite cette illustration qui peut lutter avantageusement dès aujourd’hui avec celle de la naissance, et qui doit peut-être en triompher radicalement un jour. Vous avez cru faire, avec vos beaux yeux, la transformation que vingt ans de travail