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DU TOUR DE FRANCE.

l’avenir dont vous me parlez : il me semble que là il y a un mystère, et j’y songe avec une sorte de peur… Oui, j’ai le cœur serré, et mon bonheur est si grand qu’il ressemble à la tristesse. C’est une idée solennelle, douloureuse, enivrante. C’est comme si vous alliez vous donner la mort pour moi… Laissez-moi y songer, vous voyez bien que je n’ai pas ma tête. Je ne puis fixer mon esprit, au milieu de ce tourbillon que vous soulevez en moi, que sur une seule idée : c’est que vous m’aimez… Vous, vous ! ah ! mon Dieu, vous !… Je suis aimé de vous !… Est-ce que c’est possible ? Est-ce que j’ai la fièvre ? Est-ce que je ne suis pas dans le délire ?

— Je crains vos réflexions, Pierre, et je ne veux pas vous donner le temps d’en faire. Je les ai faites à votre place, et le parti que j’ai pris a été assez mûri pour que j’en puisse prévoir toutes les conséquences ; elles sont telles que je n’en redoute aucune. Il ne faut pas beaucoup de courage, croyez-le, pour braver les préjugés du monde, lorsqu’on fait, non pas un coup de tête, mais un acte de foi ; le monde est bien faible et bien petit devant de telles résolutions. Et quant à vous, je sais bien quels scrupules vous allez avoir dès que vous vous souviendrez que je suis riche et que vous ne l’êtes pas. Je sais ce que j’aurai à vous répondre ; j’ai prévu toutes vos objections, et je suis sûre de les vaincre : car votre fierté m’est plus chère qu’à vous-même, et si je croyais vous pousser à une résolution contraire aux principes de votre conscience, j’aimerais mieux mourir.

Ils s’entretinrent longtemps ainsi. Pierre l’écoutait avidement, et lui répondait à peine. Dans ce premier trouble d’une joie inattendue et immense, il ne pouvait apprécier nettement l’idée d’un mariage aussi contraire aux idées et aux coutumes de la hiérarchie sociale. Il se réservait d’éprouver ce projet au creuset de sa conscience. Mais le