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DU TOUR DE FRANCE.

heureuse destinée qu’on offre à un d’entre nous sur mille en laissant souffrir les autres. Le peuple aveugle et résigné se laisse faire ; il admire ceux qui parviennent ; et celui qui ne parvient pas s’exaspère dans la haine, ou s’abrutit dans le découragement. En un mot, ce principe de rivalité ne fait que des tyrans et des exploiteurs, ou des esclaves et des bandits. Je ne veux être ni l’un ni l’autre. Je resterai pauvre en fait, libre en principe ; et je mourrai peut-être sur la paille, mais en protestant contre la science sociale qui ne met pas tous les hommes à même d’avoir un lit.

— Je te comprends, mon noble Pierre, tu fais comme le marin qui aime mieux périr avec l’équipage que de se sauver dans une petite barque avec quelques privilégiés. Mais tu oublies que ces privilégiés se trouveront toujours là pour sauter dans la barque, et que le ciel ne viendra pas au secours du navire qui périt. J’admire ta vertu, Pierre ; mais si tu veux que je te le dise, elle me semble si peu naturelle, si exagérée, que je crains bien que ce ne soit un accès d’enthousiasme dont tu te repentiras plus tard.

— D’où te vient cette idée ?

— C’est qu’il me semble que tu n’étais pas ainsi il y a six mois.

— Il est vrai ; j’étais alors comme tu es aujourd’hui : je souffrais, je murmurais ; j’avais le dégoût de notre condition, et tu ne l’avais pas. Aujourd’hui je n’ai plus d’ambition, et c’est toi qui en as. Nous avons changé de rôle.

— Et lequel de nous est dans le vrai ?

— Nous y sommes peut-être tous deux. Tu es l’homme de la société présente, je suis peut-être celui de la société future !

— Et, en attendant, tu ne veux pas vivre ; car c’est ne pas vivre que de vivre dans le désir et dans l’attente.