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LE COMPAGNON

que la Savinienne de supposer l’infidélité d’Amaury. Les amours de la marquise étaient si bien protégés par la découverte du passage secret, le Corinthien avait tant de discrétion et de prudence dans ses relations officielles avec le château, que personne n’en avait le moindre soupçon.

La Savinienne reprit donc courage et se décida à rester. Yseult la supplia, au nom de ses enfants, de ne pas avoir avec elle de fierté exagérée, et de garder au moins sa chambre dans le pavillon de la cour ; lui observant qu’elle y travaillerait pour le village en même temps que pour le château, et qu’elle n’y pourrait être considérée en aucune façon comme domestique. La Savinienne céda, et resta ainsi, pendant le reste de la saison, dans une amitié presque intime avec mademoiselle de Villepreux, qui ne passait pas un jour sans aller causer avec elle une heure ou deux, et qui donnait des leçons d’écriture et de calcul à sa petite Manette. Cette intimité donna bien plus souvent à Pierre l’occasion de voir Yseult, et de se passionner pour cette noble créature. Lorsqu’il la voyait assise à côté de la table à ouvrage de la Savinienne, tenant le petit garçon sur ses genoux et lui enseignant l’alphabet, elle qui lisait Montesquieu, Pascal et Leibnitz en secret, il avait besoin de se faire violence pour ne pas se mettre à genoux devant elle. Yseult avait bien un peu de coquetterie avec lui ; elle se faisait peuple pour lui plaire, entretenant les réchauds de la Savinienne, et prenant quelquefois son fer, lorsque ses enfants la dérangeaient, pour repasser à sa place les rabats du curé ou les cravates du père Huguenin. L’amour et l’enthousiasme républicain jetaient tant de poésie sur ces détails prosaïques que Pierre ne touchait plus à terre, et vivait dans une sorte de fièvre mystique où son intelligence grandissait chaque jour, et où son cœur, livré sans contrainte à tous ses bons instincts, s’enrichissait d’une force et d’une ardeur nouvelles pour con-