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DU TOUR DE FRANCE.

Malgré toute l’estime que j’ai pour maître Pierre, nous n’avons pas pu nous entendre hier soir ; et, aujourd’hui, je suis encore loin de comprendre ce qu’il veut m’expliquer. Il me dit que le Corinthien doit être sculpteur ; qu’il faut pour cela qu’il rentre en apprentissage ; que c’est vous, mademoiselle, et monsieur votre père, qui voulez l’envoyer à Paris ; que, pendant bien des années, il ne gagnera rien et vivra de vos bienfaits. S’il en est ainsi, le mariage que nous avions projeté ne peut avoir lieu ; car, si j’épousais le Corinthien l’année prochaine, je tomberais à votre charge, et j’y serais encore pour bien longtemps, ainsi que mes enfants. Quand même vous consentiriez à cela, moi je ne le voudrais pas : mes enfants sont nés libres, ils ne doivent pas être élevés dans la domesticité. C’est un préjugé que mon mari avait, et que je respecterai après sa mort. Je n’ai pas caché à Pierre que le projet de son ami me faisait de la peine. Mais sans doute le Corinthien tient plus à ce projet qu’à moi ; car ce matin, quand je l’ai revu, il était si gêné et si singulier avec moi que je ne l’ai plus reconnu. Il semblait m’en vouloir de ce que je ne partageais pas ses illusions. Voilà la position où nous sommes. Elle est triste pour moi, et je ne suis pas sans remords d’être venue ici confier mon existence au hasard et au caprice d’un jeune homme, tandis que je pouvais rester là-bas sous la protection d’un ami sage et fidèle, qui pour rien au monde ne m’aurait abandonnée. C’est, je crois, un crime pour une veuve qui a des enfants que d’écouter son cœur dans le choix de l’homme qui doit les protéger. Elle ne devrait consulter que sa raison et son devoir. Oui, je suis grandement coupable, je le sens à cette heure. Mais la faute est faite : revenir sur ce que j’ai dit au Bon-Soutien serait un manque de dignité, et la mère des enfants de Savinien ne doit point passer pour une femme légère et