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DU TOUR DE FRANCE.

ans. Jamais une pensée vraiment sérieuse n’avait fait pencher le beau front de Joséphine ; et le Corinthien sentait en lui une telle ardeur de la vie, un tel besoin de tout connaître, de tout sentir et de tout posséder, que les graves enseignements de la Savinienne et de Pierre Huguenin étaient effacés de son cœur comme l’image fuyante qu’un oiseau reflète dans l’onde en la traversant de son vol. La marquise n’avait rien mangé à dîner, afin d’avoir le prétexte de se faire porter à souper dans sa chambre, et de partager des mets exquis avec le Corinthien. Elle s’amusa à étaler ce souper, servi dans du vermeil, sur une petite table qu’elle orna de vases de fleurs et d’un grand miroir au milieu, afin que le Corinthien pût la voir double et l’admirer dans toutes ses poses. Puis elle ferma hermétiquement les volets et les rideaux de sa chambre, alluma les candélabres de la cheminée, plaça des bougies de tous côtés, brûla des parfums, et joua à la marquise tant qu’elle put, sous prétexte de faire une parodie du temps passé. Mais ce jeu tourna au sérieux. Elle était trop jolie pour ressembler à une caricature ; et les raffinements du luxe et de la volupté s’insinuent trop aisément dans une organisation d’artiste pour que le Corinthien songeât à faire la satire de ce vieux temps qui se révélait à lui, et dont la mollesse lui parut en cet instant plus regrettable que révoltante. Ce souper fin, cette nuit de plaisir, cette chambre arrangée en boudoir, cette petite bourgeoise travestie en grande dame galante, frappèrent son imagination d’un coup fatal. Jusque-là il avait aimé naïvement Joséphine pour elle-même, regrettant qu’elle ne fût pas une pauvre fille des champs, et maudissant la richesse et la grandeur qui mettaient entre eux des obstacles éternels. À partir de ce moment, il s’habitua aux colifichets qui composaient la vie de cette femme ; il trouva un attrait piquant dans le mystère et le danger