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LE COMPAGNON

pour ne pas savoir que la république de Platon, tout aussi bien que celles de Rome et de Sparte, est impossible sans les ilotes ; que celle des Treize-Cantons est impossible sans les montagnes ; celle des États-Unis sans l’esclavage des noirs, et que toutes celles de notre Révolution sont impossibles sans les geôliers et les bourreaux. Reste donc celle de Jésus-Christ, sur laquelle je ne serais pas fâché d’avoir votre opinion.

— Ce serait peut-être la plus populaire ai on comprenait bien l’Évangile, répondit Lefort ; mais celle-là aussi est impossible sans les prêtres. Ainsi toutes ont pour nous un empêchement majeur, et il faut en trouver une nouvelle.

— Nous y voilà, dit Pierre en s’asseyant sur le revers d’un fossé et en se croisant les bras. Et il se disait en lui-même : C’est ici que je vais savoir si cet homme est un sage ou un sot.

Achille Lefort n’était ni l’un ni l’autre. Il était l’homme de son temps, un des mille jeunes gens braves, entreprenants, dévoués, mais ignorants et téméraires, que la France voyait pulluler alors dans ses flancs en travail. Dominée par une seule grande idée patriotique, celle de chasser les Bourbons et de ramener les institutions à un libéralisme plus sincère, cette courageuse jeunesse allait à l’aventure, ne se souciant pas de formuler des théories immédiatement applicables, ne voyant partout que le fait, qu’elle décorait dans ce temps-là du nom de principe (ne sachant vraiment pas ce que c’est qu’un principe), et obéissant néanmoins à la loi du progrès qui entraînait tous ses membres pêle-mêle, chacun avec son petit bagage de philosophie scolaire et de passion politique : Voltaire, Adam Smith, Bentham ; la Constituante, la Convention, la Charte ; Brissot, La Fayette, le duc d’Orléans, et tutti quanti. Ces jeunes gens avaient été amenés, pour faire nombre, à l’idée d’initier à leurs sociétés secrètes les mé-