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LE COMPAGNON

— Guère plus. C’est une fille d’esprit, mais une tête de fer.

— Sais-tu qu’elle me fait peur avec ses yeux fixes ? Elle a l’air d’une figure de marbre qui se mettrait à jouer des sarabandes.

— Je trouve, moi, qu’elle a l’air de la déesse de la Raison, répondit Raoul d’un ton railleur, et qu’elle joue des contredanses sur le mouvement de la Marseillaise.

Ces jeunes gens passèrent, et presque aussitôt Pierre vit quelqu’un qui errait en silence autour du gazon, et dont la marche entrecoupée trahissait l’agitation intérieure. Lorsque cet homme se trouva près de lui, il reconnut le Corinthien, et, sortant doucement de sa retraite, il le saisit par le bras. — Que fais-tu ici ? lui dit-il, car il comprenait bien sa peine secrète ; ne sais-ta pas que ce n’est pas là ta place, et que, si tu veux regarder, il ne faut pas qu’on te voie ? Allons, viens : tu souffres, et tu ne peux ici rien changer à ton sort !

— Eh bien ! dit le Corinthien, laisse-moi n’abreuver de ma souffrance. Laisse-moi me dessécher le cœur à force de colère et de mépris.

— De quel droit mépriserais-tu ce que tu as adoré ? Joséphine était-elle moins coquette, moins légère, moins facile à entraîner, le jour où tu as commencé à l’aimer ?

— Elle ne n’appartenait pas alors ! Mais à présent qu’elle est moi, il faut qu’elle soit à moi seul, ou qu’elle ne soit plus rien pour moi. Mon Dieu ! avec quelle impatience j’attends le moment de le lui dire !… Mais ce bal ne finira pas ! Elle va danser toute la nuit et avec tous ces hommes. Quel horrible abandon de soi-même ! La danse est ce que je connais de plus impudique au monde chez ces gens-là. Mais vois donc, Pierre ! regarde-la. Ses bras sont nus, ses épaules sont nues, son sein est presque nu ! Sa jupe est si courte qu’elle laisse voir à demi ses jambes,