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LE COMPAGNON

— Je vous ai fatiguée, ennuyée peut-être, lui dit Pierre intimidé par cette apparence de froideur ; vous m’avez laissé parler, et je me suis oublié… Je dois vous sembler plus présomptueux dans mes idées que ce bon M. Lefort…

— Pierre, répondit Yseult, je me demande depuis un quart d’heure si je suis digne de votre amitié.

— Vous raillez-vous de moi ? s’écria Pierre avec simplicité ; non, ce n’est pas là l’idée qui vous absorbe, c’est impossible.

Yseult se leva. Elle était plus pâle qu’elle ne l’avait jamais été, ses yeux brillaient d’un feu mystique. La lueur de la lampe à chapiteau vert qui éclairait la tourelle répandait sur son visage un ton vague et flottant qui lui donnait l’apparence d’un spectre. Elle semblait agir et parler dans la fièvre, et pourtant son attitude était calme et sa voix ferme. Pierre se souvint de la sibylle qu’il avait vue en rêve, et il eut une sorte de frayeur.

— L’idée qui m’absorbe ? lui dit-elle en le regardant avec une fixité qui annonçait une volonté inébranlable ; si je vous la disais aujourd’hui, vous n’y croiriez pas. Mais je vous la dirai quelque jour, et vous y croirez. En attendant, priez Dieu pour moi ; car il y a dans ma destinée quelque chose de grand, et je ne suis qu’une pauvre fille pour l’accomplir.

Elle se hâta de ranger son cabinet avec beaucoup d’exactitude, quoiqu’elle eût l’air d’être ravie par la pensée dans un autre monde. Puis elle sortit, et traversa l’atelier sans dire un mot à Pierre, qui la suivait en lui portant son bougeoir. Quand elle fut au seuil de la porte qui donnait dans le parc, elle lui répéta encore : « Priez pour moi ; » et, reprenant sa bougie, elle l’éteignit, et disparut devant lui comme un fantôme qui se dissipe. Qu’avait-elle voulu dire ? Pierre n’osait chercher le sens de ses paroles. Oui, se disait-il, la voilà comme dans mon