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LE COMPAGNON

le plus qu’elles peuvent, et rien de tout cela n’est romanesque. Il n’y a pas une seule véritable affection sur mille aventures qu’on attribue à l’amour le plus exalté. Ainsi on voit des enlèvements, des duels, des mariages contrariés par les parents et contractés au grand scandale de l’opinion ; on voit même des suicides, et dans tout cela il n’y a pas plus de passion que je n’en ai eu pour le professeur de mon frère. La vanité prend toutes les formes ; on se perd, on se marie ou l’on se tue pour faire parler de soi. Croyez-moi, les vraies passions sont celles qu’on renferme ; les vrais romans sont ceux que le public ignore ; les vraies douleurs sont celles que l’on porte en silence et dont on ne veut être ni plaint ni consolé.

— Il n’y a donc rien de vrai dans l’histoire du précepteur ? dit Pierre avec une naïve anxiété qui fit sourire mademoiselle de Villepreux.

— Si elle s’était passée comme on la raconte, reprit-elle, je vous réponds qu’on ne la raconterait pas. Car si j’avais eu de l’inclination pour ce jeune homme, il serait arrivé de deux choses l’une : où il eût été digne de moi, et mon grand-père n’eût pas contrarié mon choix ; ou je me serais trompée, et mon grand-père m’eût fait ouvrir les yeux. Dans ce dernier cas, j’aurais eu, je crois, la force de ne montrer ni fausse honte ni désespoir ridicule, et l’on n’aurait pas eu le plaisir de voir pâlir mon teint. Mais, comme il y a toujours quelque chose de réel au fond de toutes les inventions humaines, il faut que je vous dise ce qu’il y a de vrai dans ce roman. Mon frère avait effectivement un professeur de latin et de grec, qui n’était pas très-fort, à ce qu’on assure, sur son grec et sur son latin, mais qui l’était bien assez, puisque mon frère était résolu à n’apprendre ni l’un ni l’autre. J’avais quatorze ans tout au plus, et de temps en temps, par pitié pour ce pauvre professeur qui perdait son temps chez nous, je prenais la