Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’égard des charpentiers, ils se flattaient de les tenir en respect par une attitude hautaine et courageuse. Amaury étant un des meilleurs menuisiers parmi les Gavots, avait été mandé par le conseil de son ordre, et se préparait, avec une vive émotion de crainte et de joie, à entrer en lice avec plusieurs artisans de mérite, ses émules, contre l’élite des artistes Dévorants.

Ce ne fut pas sans un peu d’orgueil qu’il en fit la confidence à son ami ; mais il ajouta aussitôt avec une modestie affectueuse et sincère :

— Je m’étonne bien, cher Villepreux, d’avoir été appelé, et de voir que tu ne l’es pas ; car, s’il y a un Ouvrier supérieur à tous les autres et en toutes choses, ce n’est pas le Corinthien, mais bien l’Ami-du-trait.

— Je n’accepte cet éloge que comme une douce et généreuse illusion de ton amitié pour moi, répondit Pierre. Mais quand même je serais assez fou pour croire au mérite que tu m’attribues, je serais mal fondé à me plaindre de l’oubli où l’on me laisse. Cet oubli, je l’ai cherché, je te l’avoue, et j’en sortirais à mon corps défendant. Lorsque, après quatre ans de pèlerinage, j’ai repris le chemin du pays, j’ai agi de manière à ce que ma retraite ne fût point remarquée sur le tour de France. Je n’ai point fait d’adieux solennels ; je suis parti un beau matin, après avoir rempli tous mes engagements et m’être acquitté de tous les services rendus par des services équivalents. Je ne pense pas que personne ait eu rien à me reprocher ; et, si l’on m’accuse d’un peu de bizarrerie, nul ne peut m’accuser d’ingratitude. J’avais besoin de sortir de cette vie agitée, j’avais soif de l’air natal. Tout ce qui pouvait me retenir un jour de plus me semblait une contrainte ; et, depuis deux mois que je travaille auprès de mon père, je n’ai renoué aucune relation avec mes anciens amis.