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homme qui s’était avisé de vouloir me dire mes vérités.

— Je sais que vous l’avez tellement maltraite qu’il en est resté estropié ; et que, si les compagnons des deux partis n’eussent eu la générosité de garder le secret sur cette affaire, l’autorité vous en eût fait cruellement repentir, au défaut de votre conscience.

Le Dévorant, outré de la liberté avec laquelle Pierre lui parlait, devint pâle de rage et leva de nouveau sa canne. Pierre, saisissant la sienne, attendait avec une bravoure froide et réfléchie l’explosion de cette fureur. Mais tout à coup le tailleur de pierres laissa retomber sa canne, et son visage prit une expression noble et douloureuse.

— Sachez, monsieur, dit-il, que j’ai bien expié un moment de délire ; car si je suis bouillant et irritable, sachez que je ne suis pas une bête brute, un animal cruel, comme il plaît sans doute à vos gavots de le faire croire. J’ai pleuré amèrement ma faute, et j’ai tout fait pour la réparer. Mais le jeune homme que j’ai estropié n’en est pas moins hors d’état de travailler pour le reste de ses jours, et je ne suis pas assez riche pour nourrir son père, sa mère et ses sœurs, dont il était l’unique soutien. Voilà donc toute une famille malheureuse à cause de moi, et les secours que je lui envoie, en travaillant de toutes mes forces, ne suffisent pas à lui procurer l’aisance qu’elle aurait dû avoir. Car, moi aussi, j’ai des parents, et la moitié de ce que je gagne leur appartient. Voilà pourquoi, travaillant pour deux familles, je n’amasse rien pour moi-même ; et l’on me fait passer pour ivrogne et dépensier sans se douter des efforts que j’ai faits pour me corriger, et du triomphe que j’ai remporté sur mes mauvais penchants. Maintenant que vous savez mon histoire, vous ne serez plus étonné de ce qui me reste à vous dire. J’ai l’ait serment de ne jamais chercher querelle à personne, et