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agreste et poétique. Un monde nouveau s’était révélé à lui depuis ses dernières lectures. Il comprenait la mélodie d’un oiseau, la grâce d’une branche, la richesse de la couleur et la beauté des lignes d’un paysage. Il pouvait se rendre compte de ce qu’il avait senti jusqu’alors confusément, et la nouvelle puissance dont il était investi lui créait des joies et des souffrances inconnues. — À quoi me sert, se disait-il souvent, de n’être plus le même dans mon esprit, si ma position ne doit pas changer ? Cette belle nature, où je ne possède rien, me sourit et m’enivre aussi bien que si j’étais un des princes qui l’oppriment. Je n’envie pas la gloire d’étendre et de marquer mes domaines sur sa face mutilée ; mais si je me contente d’une tranquille contemplation, si je demande seulement à repaître mes sens des parfums et des harmonies qui émanent d’elle, cela même ne m’est point permis. Travailleur infatigable, il faut que, de l’aube à la nuit, j’arrose de mes sueurs un sol qui verdira et fleurira pour d’autres yeux que les miens. Si je perds une heure par jour à sentir vivre mon cœur et ma pensée, le pain manquera à ma vieillesse, et le souci de l’avenir m’interdit la jouissance du présent. Si je m’arrête ici un instant de plus sous l’ombrage, je compromets mon honneur lié par un marché à la dépense incessante de mes forces, à l’entier sacrifice de ma vie intellectuelle. Allons, il faut repartir ; ces réflexions même sont des fautes.

En rêvant ainsi, Pierre s’arrachait douloureusement à ces joies de la liberté ; car pour l’artisan, la liberté, c’est le repos. Il n’en souhaite pas d’autre, et le plus laborieux est souvent celui qui éprouve ce besoin au plus haut degré. En raison de la distinction de sa nature, il doit maudire souvent la continuité d’une tâche forcée où son intelligence n’a même pas le temps de contempler et de mûrir l’œuvre de ses mains.