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j’allais encourir votre colère en vous parlant d’embaucher des compagnons ; mais je me flatte que vous y réfléchirez, et qu’un injuste préjugé ne vous empêchera pas de recourir au seul moyen qui vous reste de garder l’entreprise du château.

— En vérité, voilà qui est étrange ! et je vois bien que toute cette feinte douceur cachait de mauvais desseins contre moi. Les dévorants vont donc entrer chez moi par la fenêtre ! car certainement je leur fermerai la porte au nez ; Dieu sait s’ils ne m’égorgeront pas dans mon lit, comme ils s’égorgent les uns les autres au coin des bois et dans les cabarets.

En parlant ainsi, le père Huguenin élevait la voix, et, sans songer à sa main malade, il frappait sur la table de toutes ses forces.

— À qui donc en avez-vous ? dit en entrant le maître serrurier son voisin, attiré par le bruit ; voulez-vous renverser la maison, n’avez-vous pas honte à votre âge de faire un pareil vacarme ? Voyons, jeune homme, est-ce vous qui obstinez votre père ? ce n’est pas bien, cela ! La jeunesse est une gâchette qui doit obéir au grand ressort de l’âge mûr.

Quand Pierre eut exposé le fait au père Lacrête, celui-ci se prit à rire.

— Ah ! ah ! dit-il en se retournant vers son compère, je te reconnais bien là, vieux fou de voisin, avec ta rancune contre les compagnons ? Que diable t’ont-ils fait, ces bons compagnons ? Est-ce qu’ils t’ont battu parce que tu ne voulais pas toper ? Est-ce qu’ils ont mis ta boutique en interdit parce que tu ne sais pas hurler ? Tu as pourtant la voix assez forte et le poing assez lourd pour avoir les talents requis. Ma foi, je te trouve bien sot d’aller ainsi contre les usages ; et quant à moi, je regrette bien de n’avoir pas une trentaine d’années de moins sur les épaules ;