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douzaine de dimanches, non la lettre, mais la substance de la plupart de ces ouvrages ; et il a dit souvent depuis que ces heures avaient été les plus belles de sa vie. Il s’y mêlait je ne sais quel attrait de mystère romanesque qui rendait plus suave la poésie de certains livres et plus solennelle la gravité de certains autres. Mais ce qui le captiva le plus, ce fut tout ce qui avait un rapport philosophique avec l’histoire des législations. Il y cherchait avec avidité le grand secret de l’organisation de la société en castes diverses, et il se confirmait dans les idées qu’il avait acquises précédemment en lisant des abrégés et en recevant, quoique d’un peu loin, le choc des impressions politiques. Quelle étendue de connaissances, quelle supériorité d’idées n’eût-il pas acquise à cette époque s’il eût eu du temps et des livres à discrétion ! Mais il ne fallait pas négliger le travail, et au bout de quelques séances nocturnes dans le cabinet de la tourelle, Pierre s’était aperçu qu’il avait la tête pesante et les bras engourdis le lendemain. Il jugea donc nécessaire de s’interdire ces douceurs intellectuelles durant la semaine, d’autant plus qu’il mettait un excessif amour-propre à ne laisser dans le cabinet aucune trace des pas poudreux de l’ouvrier. Je ne sais à quel chagrin il se fût livré s’il eût terni de ses doigts humides les marges satinées de ces beaux livres. Quelle était sa fantaisie secrète en nourrissant cette crainte frivole ? Il eût été bien embarrassé de vous le dire alors. Des pensées vagues, étranges, irrésistibles, fermentaient dans son sein. Il sentait en lui une noblesse de nature plus pure et plus exquise que toutes les illustrations acquises et consacrées par les lois du monde. Il était forcé à toute heure d’étouffer les élans d’une organisation quasi princière dans l’enveloppe d’un manœuvre. Il s’y résignait avec une force et une égalité d’âme qui caractérisaient d’autant plus cette grandeur innée. Mais durant ces heures