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vanté d’en retirer ; qu’il n’avait rien découvert de merveilleux ; qu’en un mot, il eût pu apprendre à la maison tout ce qu’il avait été chercher bien loin. Une sorte de dépit s’empara de lui insensiblement et fit assez de progrès pour le rendre soucieux et méfiant.

— Il faut, disait-il tout bas à son compère le serrurier Lacrête, que mon garçon me cache quelque secret. Je parierais qu’il en sait plus qu’il n’en veut faire paraître. On dirait qu’en travaillant pour moi, il s’acquitte d’une dette, mais qu’il réserve ses talents pour le temps où il travaillera à son compte, afin de m’écraser d’un coup.

— Eh bien, répondait le compère Lacrête, tant mieux pour vous ; vous vous reposerez alors, car vous n’avez que ce fils, et vous n’aurez pas besoin de l’aider à s’établir ; il se fera tout seul une bonne position, et vous jouirez enfin de la vie en mangeant vos revenus. N’êtes-vous pas assez riche pour quitter la profession, et voulez-vous donc disputer la clientèle du village à votre enfant unique ?

— Dieu m’en garde ! reprenait le menuisier, je ne suis pas ambitieux et j’aime mon fils comme moi-même ; mais voyez-vous, il y a l’amour-propre ! Croyez-vous qu’on se résigne, à soixante ans, à voir sa réputation éclipsée par un jeune homme qui n’a pas même voulu prendre vos leçons, les jugeant indignes de son génie ? Croyez-vous que ce serait une belle conduite de la part d’un fils, de venir dire à tout le monde : voyez, je travaille mieux que mon père, donc mon père ne savait rien !

En raisonnant ainsi, le maître menuisier rongeait son frein. Il essayait de trouver quelque chose à reprendre dans le travail de son fils, et s’il surprenait la moindre trace d’enjolivement à ses pièces de menuiserie, il la critiquait amèrement. Pierre n’en montrait aucun dépit. D’un coup de rabot il enlevait lestement l’ornement qui semblait s’être échappé malgré lui de sa main : il était