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maître Cassius Huguenin fut forcé de lui donner un beau matin la clef des champs. S’il n’eût écouté que son cœur, il l’eût muni d’une bonne somme pour lui rendre l’entreprise agréable et facile ; mais se flattant que la misère le ramènerait au bercail plus vite que toutes les exhortations, il ne lui donna que trente francs, et lui défendit de lui écrire pour en demander davantage. Il se promettait bien dans son âme de faire droit à sa première requête ; mais il croyait l’effrayer par cette apparence de rigueur. Le moyen ne réussit pas ; Pierre partit et ne revint qu’au bout de quatre ans. Durant ce long pèlerinage, il n’avait pas demandé une seule obole à son père, et dans ses lettres il s’était borné à s’informer de sa santé et à lui souhaiter mille prospérités, sans jamais l’entretenir ni de ses travaux, ni d’aucune des vicissitudes de son existence nomade. Le père Huguenin en était à la fois inquiet et mortifié ; il avait bien envie de le lui exprimer avec cet élan de tendresse qui eût désarmé l’orgueil du jeune homme ; mais le dépit l’emportait toujours lorsqu’il tenait la plume, et il ne pouvait s’empêcher de lui écrire d’un ton de remontrance sévère qu’il se reprochait aussitôt que la lettre était partie. Pierre n’en témoignait ni dépit, ni découragement. Il répondait d’un ton respectueux et plein d’affection ; mais il était inébranlable ; et le curé, qui aidait le vieux menuisier à lire ses lettres, lui faisait remarquer, non sans plaisir, que l’écriture de son fils devenait de plus en plus belle et coulante, qu’il s’exprimait en termes choisis, et qu’il y avait dans son style une mesure, une noblesse et même une élégance qui le plaçaient déjà bien au-dessus de lui et de tous les vieux ouvriers du pays qu’il appelait ses compères.

Enfin, Pierre revint par une belle journée de printemps. C’était trois semaines avant la visite et la communication de M. Lerebours. Le père Huguenin, un peu vieilli, un