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des rires et des chants de la jeunesse du village qui les escortait.

Le Corinthien se leva brusquement.

— Pierre, dit-il, c’est assez de tristesse pour aujourd’hui. Allons danser sous le Rosny ; veux-tu ?

— Je ne danse jamais, répondit Pierre, et je m’en félicite ; car il me semble que c’est une triste ressource contre le chagrin.

— À quoi vois-tu cela ?

— À l’air dont tu m’y invites.

— C’est un singulier plaisir, en effet, dit le Corinthien en se rasseyant ; c’est comme celui du vin, qui vous porte à la tête, et qui vous distrait de vos peines pour vous les ramener plus lourdes le lendemain.

— Allons, dit Pierre en se levant à son tour, tous les moyens sont bons, pourvu qu’on vive. Il est bon d’oublier, car il est bon de se souvenir ensuite. L’un est doux, l’autre salutaire. Viens, que je te conduise à la danse.

— Tu devrais plutôt m’empêcher d’y aller, Pierre, répondit le Corinthien sans se lever. Tu ne sais pas ce que tu me conseilles ; tu ne sais pas où tu me conduis.

— Tu m’as donc caché quelque chose ? dit Pierre se rasseyant auprès de son ami.

— Et toi, tu n’as donc rien deviné ? répondit Amaury. Tu n’as donc pas vu qu’il y a là-bas, sous le chêne, une femme que je n’aime pas certainement, car je ne la connais pas, mais dont mes yeux ne peuvent pas se détacher, parce qu’elle est belle, et que la beauté a une puissance irrésistible ? Est-ce que l’art n’est pas le culte du beau ? Comment pourrais-je jamais rencontrer le regard de deux beaux yeux et détourner les miens ? Cela n’est pas possible, Pierre ! Et pourtant je ne l’aime pas ; je ne peux pas l’aimer, n’est-ce pas ? Tout cela est donc bien ridicule.

— Mais que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas.