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enfant perdu de quelque grande maison, lancé prochainement dans la carrière du talent et de la gloire, en attendant qu’il recouvrât ses titres ou qu’il en acquit par son mérite et sa réputation. La plupart des grands maîtres de l’art ne sont-ils pas sortis de la plèbe ; et quelle marquise, même ayant généalogie, n’eût pas été flattée d’être l’idole et l’idéal de ces illustres prolétaires, Jean Goujon, Puget, Canova, et cent autres que compte l’histoire de l’art dans toutes ses branches ?

Ce volume fut dévoré par les deux amis en une soirée, et leur donna une telle envie de connaître le reste du roman, que, n’osant demander au château qu’on le leur prêtât, ils le louèrent chez le libraire de la ville voisine. Cette lecture fit sur eux une impression également profonde, quoique diverse : Pierre y voyait l’idéalisation fantastique de la femme ; le Corinthien y voyait la réalisation possible de sa propre destinée, non comme l’héritier méconnu de quelque grande fortune, mais comme le conquérant prédestiné à la gloire dans l’art. Il avouait naïvement à Pierre son ambition et ses espérances.

— Tu es heureux, lui répondait son ami, d’avoir ces douces chimères dans l’esprit. Et après tout, pourquoi ne se réaliseraient-elles pas ? les arts sont aujourd’hui la seule carrière ou les titres et les privilèges ne soient pas absolument nécessaires. Travaille donc, mon frère, et ne te rebute pas. Dieu t’a beaucoup donné : le génie et l’amour ! Il semble qu’il t’ait marqué au front pour une existence brillante ; car, à l’âge où nous végétons encore pour la plupart dans une grossière ignorance, interrogeant avec une tristesse apathique le problème de notre avenir, te voilà déjà sûr de ta vocation ; te voilà distingué par des gens capables de t’apprécier et de t’aider. Mais ceci n’est rien encore : te voilà aimé de la plus belle et de la plus noble femme qu’il y ait peut-être au monde.