Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se donne le plaisir de ne pas faire usage de ses facultés en attendant qu’elle les applique à de nouveaux actes de force. Pierre Huguenin l’étudiait comme un livre écrit dans une langue inconnue, où l’on espère trouver un mot qui vous fera deviner le sens. Mais ce livre était scellé, et pas une syllabe n’en révélait le mystère.

Elle n’avait pourtant pas l’air de s’ennuyer. De temps en temps elle adressait la parole aux villageoises, et c’était avec une familiarité polie dont la nuance était bien difficile à saisir. Elle semblait fuir l’affectation de bonté que révélait chaque geste de son grand-père et en même temps elle était sérieusement et tranquillement bienveillante. Elle n’intimidait jamais les personnes avec qui elle s’entretenait ; et il était impossible de trouver la moindre différence dans sa contenance et dans ses traits, soit qu’elle parlât à son grand-père ou à sa cousine, soit qu’elle parlât au père Huguenin ou aux enfants du village. Quoique le pauvre Pierre eût sur le cœur une insulte qui lui semblait ineffaçable, il se disait parfois qu’elle avait le sentiment ou l’instinct de l’égalité au degré le plus net et le plus complet. Mais c’était là un aperçu trop élevé pour les gens du village. Ils ne haïssaient point la Demoiselle, comme ils l’appelaient ; mais ils n’avaient pas pour elle cet engouement que le vieux comte savait leur inspirer. « Elle ne le montre pas, disaient-ils ; mais on dirait bien qu’en dessous elle est fière. »

Un jour, Amaury trouva un volume que la marquise, qui ne venait plus dessiner dans l’atelier, avait laissé traîner dans le parc. Il le porta à son ami Pierre, sachant combien il aimait les livres.

En effet, la vue d’un livre faisait toujours tressaillir Pierre de désir et de joie. Depuis bien des jours, il était sevré de lecture, et il s’imagina que ce délassement favori chasserait les tristes pensées dont il était obsédé.