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contre tout le mal qui existe, et dans le but, sinon dans l’espoir de tout changer. Voulez-vous être de mon parti ?

— J’en suis ! s’écria le commis voyageur avec un enthousiasme un peu affecté. Vous me paraissez notre maître à tous, et j’aime cette âme de tribun et de réformateur, ce courage de Brutus, ce sombre fanatisme, cette fermeté profonde digne de Saint-Just et de Danton. Je bois à la mémoire de ces héros méconnus, illustres martyrs de la liberté !

Le toast du commis voyageur n’eut qu’un seul écho. Le vieux maître serrurier tendit son verre, et l’approcha de celui de l’orateur. Mais il le retira aussitôt en disant : Je ne trinque pas avec mon verre plein contre un verre vide. Je me suis toujours méfié de cela.

— Vous ne trinquez pas à la mémoire de ceux-là ? dit le Vaudois irrésolu à Pierre Huguenin. — Non, répondit Pierre. Ce sont des hommes et des choses que je ne comprends pas bien encore, et que je me sens trop petit pour juger.

Les convives regardaient Pierre Huguenin avec quelque surprise ; le médecin voulut le forcer à s’expliquer davantage.

— Vous me paraissez, tout en vous retranchant dans d’honorables scrupules, avoir des idées bien arrêtées, lui dit-il. Pourquoi nous en faire un mystère ? Ne sommes-nous pas sûrs les uns des autres ici ? et, d’ailleurs, faisons-nous autre chose que de causer pour causer ? Il y a deux principes politiques soulevés et débattus en France à l’heure qu’il est : le gouvernement absolu et le gouvernement constitutionnel. Voilà ce qui intéresse aujourd’hui les vrais Français, sans qu’il soit nécessaire de se reporter vers un passé pénible à rappeler pour les uns, dangereux à invoquer pour les autres. Les choses ont changé de nom ; pourquoi ne pas se conformer aux formes du langage que