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temps est précieux ; j’espère qu’il nous en faudra peu pour nous entendre.

Pierre, surpris de cet étrange préambule, regarda de la tête aux pieds la personne qui lui parlait ainsi. C’était un tout jeune homme, fort bien mis et d’une figure assez agréable. Il y avait dans sa manière d’être un mélange de bonhomie et de rudesse qui plaisait au premier abord. Il avait ou il affectait quelque chose de l’allure militaire sous son habit bourgeois ; sa parole était rapide, brève, décidée, et son demi-grasseyement annonçait un Parisien.

— Monsieur, répondit Pierre après l’avoir bien examiné, je crois que vous me prenez pour un autre ; car je n’ai pas du tout l’honneur de vous connaître.

— Eh bien ! moi, je vous connais, répliqua l’étranger, et je vous connais si bien que je lis à cette heure dans votre pensée, comme je vois le fond de cette eau limpide qui coule à nos pieds. Vous êtes soucieux, préoccupé au point que je vous suis pas à pas depuis un quart d’heure sans que vous m’ayez remarqué. Vous êtes en proie à un chagrin profond ; car votre visage en porte l’empreinte malgré vous. Voulez-vous que je vous dise à quoi vous songez ?

— Vous me feriez plaisir, dit en souriant Pierre, qui commençait à prendre ce jeune homme pour un fou.

— Pierre Huguenin, reprit l’étranger avec une assurance qui fit tressaillir notre héros, vous pensiez à l’inutilité de vos efforts, à l’endurcissement des cœurs sur lesquels vous voulez agir, à la force des obstacles qui paralysent votre énergie, votre zèle et vos grandes intentions.

Pierre fut si frappé de voir devant lui un homme qui semblait sortir de terre et refléter comme un miroir ses plus secrètes pensées, qu’il faillit croire à une apparition surnaturelle, et qu’il n’eut pas la force de répondre un