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l’idée de passer plusieurs mois auprès de celle qu’il aimait, et d’être absous, par la volonté du destin, de ce qui eût été un tort en d’autres circonstances. Il faut bien dire aussi que le Corinthien n’était pas sans avoir ressenti plus d’une fois déjà les chatouillements de l’ambition. Il avait trop de talent pour n’être pas un peu sensible à la gloire ; et si, dans un mouvement d’enthousiasme généreux, il revenait aux idées évangéliques dont l’avait nourri la pieuse Savinienne, bientôt après les séductions de l’art et de la renommée reprenaient leur empire naturel sur cette âme d’artiste et d’enfant, candide, ardente, et mobile comme les nuages légers d’un beau ciel au matin.

Il s’efforça de recevoir la nouvelle de son élection avec une résignation dédaigneuse. Mais, en dépit de lui-même, la gaieté communicative de ses compagnons ranimait peu à peu les roses de son teint, et l’aspect de la Savinienne remplissait son cœur d’un espoir plein d’agitations et de combats. Sa voix ne se mêla pas aux propos enjoués de la table ; mais il y avait dans sa gravité une expression de joie sérieuse et profonde, qui n’échappa point à Pierre. De temps en temps le regard de l’aimable Corinthien semblait demander grâce à son austère ami ; puis ses yeux se reportaient invinciblement vers la Savinienne, et un nuage de volupté passionnée les troublait aussitôt. — Prends garde à toi, mon enfant ! lui dit Pierre, tandis que le bruit des convives couvrait leurs voix. N’oublie pas que tout à l’heure tu voulais partir pour fuir le danger. Maintenant qu’il faut l’affronter, ne sois pas téméraire.

— Ne vois-tu pas que ma main tremble en soutenant mon verre ? répondit le Corinthien. Va, je suis plus à plaindre qu’à blâmer. Je sens le sort plus puissant que moi, et je prie Dieu qu’il me donne un peu de ta force pour me soutenir.

En ce moment plusieurs jeunes gens de la société ren-