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qui, agenouillée entre ses jambes, venait d’éclater en sanglots au seul nom de son père.

La Mère reprit alors sa présence d’esprit ; et, venant à lui, elle lui dit avec dignité : — Voyez la douleur de cette enfant. Elle a perdu un bon père ; et vous, Corinthien, vous avez perdu un bon ami.

— Nous le pleurerons ensemble, dit Amaury sans oser la regarder ni prendre la main qu’elle lui tendait.

— Non pas ensemble, répondit la Savinienne en baissant la voix ; mais je vous estime trop pour penser que vous ne le regretterez pas.

En ce moment la porte de l’arrière-salle s’ouvrit, et Pierre vit une trentaine de compagnons attablés. Ils avaient pris leur repas si paisiblement qu’on n’eût guère pu soupçonner le voisinage d’une réunion de jeunes gens. Depuis la mort de Savinien, par respect pour sa mémoire autant que pour le deuil de sa famille, on mangeait presque en silence, on buvait sobrement, et personne n’élevait la voix. Cependant, dès qu’ils aperçurent Pierre Huguenin, ils ne purent retenir des exclamations de surprise et de joie. Quelques-uns vinrent l’embrasser, plusieurs se levèrent, et tous le saluèrent de leurs bonnets ou de leurs chapeaux ; car, à ceux qui ne le connaissaient pas, on venait de le signaler rapidement comme un des meilleurs compagnons du tour de France, qui avait été premier compagnon à Nîmes et dignitaire à Nantes.

Après l’effusion du premier accueil, qui ne fut pas moins cordial pour Amaury de la part de ceux qui le connaissaient, on les engagea à se mettre à table, et la Mère, surmontant son émotion avec la force que donne l’habitude du travail, se mit à les servir.

Huguenin remarqua que sa servante lui disait :

— Ne vous dérangez pas, notre maîtresse ; couchez tranquillement votre petit ; je servirai ces jeunes gens.