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LE PÉCHÉ

mener ses chevaux, régler même quelquefois ses affaires pour lui épargner un ennui capital ; enfin se plaire chez lui et avec lui, comme si la nature et l’accoutumance de toute la vie eussent écarté la distance des âges et la différence des goûts.

Longtemps le vieillard avait eu des retours de méfiance, et il avait essayé de comprendre Émile dans son système de misanthropie bizarre : mais il n’y avait pas réussi. Lorsqu’il avait passé trois jours à vouloir se persuader que le désœuvrement ou la curiosité lui amenait ce commensal avide de conversation sérieuse et de discussion philosophique, s’il voyait reparaître dans sa solitude cette figure enjouée, expansive et candide dans sa hardiesse, il sentait l’espoir revenir avec lui, et il se surprenait à aimer tout de bon, au risque d’être plus malheureux quand reviendrait le doute. Bref, après avoir passé toute sa vie, et les vingt dernières années surtout, à se préserver des émotions qu’il ne se croyait plus capable de partager, il retombait sous leur empire, et ne pouvait plus supporter l’idée d’en être privé.

Il marcha avec agitation dans toutes les allées de son parc, attendit à toutes les grilles, soupirant à chaque pas, tressaillant au moindre bruit ; et enfin, accablé de ce silence et de cette solitude, navré à l’idée qu’Émile était aux prises avec une douleur qu’il ne pouvait alléger, il sortit dans la campagne, et s’avança dans la direction de Gargilesse, espérant toujours voir un cheval noir venir à sa rencontre.

Il était fort rare que M. de Boisguilbault osât faire une sortie si marquée hors de son vaste enclos, et il ne pouvait se résoudre à suivre les chemins battus, dans la crainte de rencontrer quelque figure à laquelle il ne serait pas très habitué. Il allait donc à vol d’oiseau, par les prairies, sans toutefois perdre de vue la route que devait