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LE PÉCHÉ

— Ô mon père ! s’écria Émile en se levant avec impétuosité, avez-vous pesé les paroles que vous me dites ?

— Elles sont fort bien pesées, et je désire que tu pèses ta réponse.

— Je vous comprends à peine, dit Émile en retombant sur sa chaise. Un nuage de feu avait passé devant sa vue ; il se sentait défaillir.

« Émile, tu veux te marier ? reprit M. Cardonnet avide de profiter de son émotion.

— Oui, mon père, oui, je le veux, répondit Émile en se courbant sur la table qui les séparait, et en étendant vers M. Cardonnet des mains suppliantes. Oh ! cette fois, ne jouez point avec moi, car vous me tueriez !

— Tu doutes de ma parole ?

— Cela m’est impossible, si votre parole est sérieuse.

— C’est la plus sérieuse parole que j’aurai dite en ma vie, et tu vas en juger toi-même. Tu as un noble cœur et un esprit éminent, je le sais et j’en ai des preuves. Mais avec la même sincérité et la même certitude… je puis te dire que tu as une tête à la fois trop faible et trop vive, et que d’ici à vingt ans peut-être, peut-être toujours, Émile !… tu ne sauras pas te conduire. Tu seras sans cesse frappé de vertige, tu n’agiras jamais froidement, tu te passionneras pour ou contre les hommes et les choses, sans précaution et sans discernement, sans que la voix d’un nécessaire instinct de conservation te rappelle et t’avertisse au fond de ta conscience. Tu as une nature de poète, et j’aurais beau vouloir me faire illusion à cet égard, tout me ramène à cette douloureuse certitude qu’il te faut un guide et un maître. Eh bien ! bénis Dieu, qui t’a donné pour maître et pour guide un père, ton meilleur ami. Je t’aime tel que tu es, bien que tu sois le contraire de ce que j’aurais désiré, si j’avais pu choisir mon fils. Je t’aime comme j’aimerais ma fille, si la nature ne s’était pas