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dormir. Ses souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute leur puissance ; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa vue dans l’auberge du Lion couronné. Quoique l’antique hôtellerie eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était resté à peu près le même ; les murs étaient encore revêtus de tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l’Astrée ; les bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier romain dessinée à l’estompe par la fille de l’aubergiste, et encadrée dans quatre baguettes de bois peint en noir ; sur la cheminée, un groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un dais de verre filé.

— Hélas ! se disait la voyageuse, j’ai habité plusieurs jours cette même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma bonne mère ! C’est dans cette triste ville que je l’ai vue dépérir de misère et que j’ai failli la perdre. J’ai couché dans ce même lit la nuit de mon départ ! Quelle nuit de douleur et d’espoir, de regret et d’attente ! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en m’embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l’heure sans savoir où j’étais ! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation ! Pauvre Pauline ! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là ? l’existence d’une vieille fille de province ! Cela doit être affreux ! Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l’entourait ! Et pourtant je voulais la fuir, je m’étais promis de ne la revoir jamais ! — Je vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de bonheur dans sa triste vie ! — Si elle me repoussait pourtant ! Si elle était tombée sous l’empire des préjugés !… Ah ! cela