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qui leur criait de son perron, à l’aide d’un porte-voix : « Ne bougez pas ; le radeau s’achève ; il n’y a pas de danger où vous êtes. » Tel était l’ascendant du maître, que l’on se tint tranquille, et qu’Émile le subit lui-même instinctivement.

De l’autre côté de l’île, c’était bien un autre spectacle de désolation. Les villageois couraient après leurs bestiaux, les femmes après leurs enfants. Des cris perçants portèrent surtout l’inquiétude d’Émile vers un point que la végétation lui cachait ; mais bientôt il vit paraître vers le rivage opposé un homme vigoureux qui emportait un enfant à la nage. Le courant était moins fort de ce côté qu’en face de l’usine, et néanmoins le nageur luttait avec une peine incroyable, et plusieurs fois la vague le couvrit entièrement.

« J’irai à son aide, j’irai ! s’écria Émile ému jusqu’aux larmes, et prêt encore une fois à s’élancer de l’arbre.

— Non, Monsieur, non ! cria Charasson en le retenant. Voyez, le voilà qui sort du courant, il est sauvé ; il ne nage plus, il marche dans la vase. Pauvre homme, a-t-il eu de la peine ! Mais l’enfant n’est pas mort, il pleure, il crie comme un petit loup-garou. Pauvre innocent, va ! ne crie donc plus, te voilà sauvé ! Et tiens, avisez donc, le diable me tortille si ce n’est pas le vieux Jean qui l’a tiré de l’eau ! Oui, monsieur, oui, c’est le Jean ! En voilà un de courage ! Ah ! voyez à présent comme le père le remercie, comme la mère lui embrasse les jambes, et pourtant elles ne sont guère propres, ses pauvres jambes ! Ah ! monsieur, le Jean est d’un grand cœur, et il n’y en a pas un pareil dans le monde. S’il nous savait là, il viendrait nous en retirer, vrai ! J’ai envie de l’appeler.

— Gardez-vous-en bien. Nous sommes en sûreté, et lui s’exposerait encore. Oui, je vois que c’est un digne homme. Est-il le parent de cet enfant et de ces gens-là ?